mercredi 17 avril 2013

Egalité des chances et puissance de liberté


La constitution dit qu’à leur naissance, la société reconnaît que par nature, il y a une même quantité de liberté et d’égalité donnée à chaque personne. Il y a un droit de liberté : liberté d’action, d’expression, d’information, de circulation, de constitution d’une propriété.. Il y a un droit d’égalité : ce qui est donné par la « société civile » à un autre, doit, par égalité, m’être donné. Les parts de chacun doivent être égales.

Il y a une complémentarité entre les droits. J’ai le droit d’étudier. Ce droit d’étudier doit m’être donné à égalité des autres membres de la société civile. Si l’un peut aller étudier à l’université, moi aussi, je dois être en mesure d’aller à l’université. Le critère d’égalité oblige à donner des libertés égales. Chacun avoir autant de puissance de liberté qu’une autre personne.

Mais il y a d’autres droits que le droit civil. A ma naissance, ma condition sociale me donne d’emblée plus de droit ou moins de droit. Par exemple, né dans une famille riche, je dispose d’un environnement plus favorable à des études qu’un environnement d’un enfant né dans une famille d’ouvrier ou d’employé.

Au plan civil, l’égalité des droits d’étudier peut être donnée. Cependant, si en droit, l’égalité est assurée, le résultat concret est que la liberté d’étudier est moindre. Donc, il faut que la société prenne en charge une dotation supplémentaire qui est de nature « sociale ». A l’activité civile, le gouvernement doit ajouter une activité de gestion de ressources. Comme le gouvernement ne produit rien, il est obligé de prendre aux plus riches pour redistribuer aux plus pauvres.

John Rawls : « La société doit consacrer plus d'attention aux plus démunis quant à leurs dons naturels. L'idée est de corriger l'influence des contingences dans le sens de plus d'égalité. Afin de réaliser ce principe, on pourrait consacrer plus de ressources à l'éducation des moins intelligents ».

John Rawls disait  de la méritocratie. Sur cette dernière, il disait : « Ce type d'ordre social obéit au principe qui ouvre les carrières aux talents, et utilise l'égalité des chances comme un moyen pour libérer les énergies dans la poursuite de la prospérité économique et de la domination politique. Il y règne une disparité marquée entre les classes supérieures et inférieures, à la fois dans les moyens d'existence et dans les droits et privilèges de l'autorité institutionnelle ».

Cependant, est-ce le critère du « social » doit être le seul à compter ? Cela reviendrait à faire de « la liberté » la finalité de l’ensemble des activités productrices de ressources.

Au sein du droit à la liberté, il faut faire intervenir des critères. Le critère qui est retenu est le critère de « puissance de liberté ».  Par nature, certains sont plus puissants que d’autres. La nature a donné à certaines personnes plus de capacité à l’effort ou à l’habileté. L’effort est reconnu comme mérite, l’habileté comme talent. Ne pas leur donner le droit à la puissance de liberté généré par le talent ou le mérite serait une « inégalité de liberté ». A coté du droit donné à chacun par la « société civile », à coté du droit inégal donné par la condition sociale initial, s’ajoute un droit de nature inégal. Par nature, l’homme est un être doué de plus ou moins de puissance de liberté. Une dotation de plus de puissance de liberté exige un droit plus important de reconnaissance des talents et des mérites.

Donc, c’est de l’exigence d’un droit d’égalité dans la liberté comme puissance qu’apparaît une redistribution inégale des ressources sociales.

Cependant, le critère de « puissance de liberté » modifie la notion d’égalité prise dans le sens d’égalité dans la société civile. Tout comme il y aurait une distribution inégale des droits sociaux, il y aurait une distribution inégale des droits de liberté. Certains auraient plus de droit de liberté que d’autres. Là de nouveau, le gouvernement doit avoir une action de redistribution. Sa mission : répartir à égalité les parts de réalisation de la liberté. Certains, par rapport à une petite « puissance de liberté », auraient « trop de droit de liberté ». D’autres, auraient « pas du tout » ou « trop peu de droit de liberté.

Comment cela se concrétise-t-il dans une politique « d’égalité des chances » ?

Que veut dire « chance » ? C’est une espérance de succès par rapport à un échec possible.

Pour que seul le hasard puisse départager les concurrents, il faut une égalité parfaite des candidats qui concurrent. La formule « Egaliser les chances », suppose qu’il y ait des inégalités initiales. En effet, en matière sociale, les concurrents n’ont pas tous la même dotation initiale. Ceux qui sont plus riches auront donc plus d’espérance de succès. « L’égalité des chances » consisterait à améliorer la dotation des plus pauvres. En matière de liberté, certains auraient plus de droits que d’autres. « L’égalité des chances » consisterait à améliorer la dotation des plus « pauvres en capacité de liberté », pauvreté mesurée par rapport à leur « puissance de liberté ».

La dotation peut être initiale, en prenant juste comme critère l’inégalité sociale. Mais la dotation devrait être ajustée en tenant compte de la preuve d’une « puissance de liberté ». cette puissance de liberté se voit dans les différences de résultat des candidats. Est-ce que le résultat est uniquement lié à la dotation sociale. Non ! Il est lié également à la capacité de réflexion et de réalisation, et au projet de l’individu. En tant que personne, dans le domaine des études, chacun a le droit d’être comparé par rapport à leur mérite et leur talent. L'égalité des chances ne devrait pas reconnaître seulement les plus pauvres mais aussi bien les riches et les pauvres. Comme il y a des « pauvres » qui n’ont pas de « capacité de liberté », il y aurait des « riches » privés de capacité de liberté.

La « méritocratie » désigne le gouvernement par les plus méritants. Mais au mérite, il faut ajouter le talent.

Talent et mérite vont donc devenir critères de sélection. Talent et mérite sont autant présents chez les femmes que chez les arabes, chez les vieux que chez les personnes handicapés. Soutenir le contraire serait discriminatoire. Donc, en alliant méritocratie et égalité des chances, nous allons à la fois être justes, en créant une élite diversifiée, bigarrée, et efficaces, en choisissant, pour nous gouverner, les meilleurs. Justice et efficacité. On retrouve le projet de la république de Platon d’un système idéal, menant une politique « bonne ».
Dans la pratique, l'égalité des chances sera l'outil de la méritocratie et de la reconnaissance des talents.

Aux critères d’inégalité des chances issue des attributs sociaux (richesse, culture, âge, sexe,
etc.) s’ajoutent deux critères : mérite et talent. Ils doivent devenir les deux seuls critères de discrimination.

« Tout ce qui empêche chacun de faire valoir ses talents et ses mérites doit être corrigé. »
N. Sarkozy. 17 décembre 2008, discours de Palaiseau à l'École Polytechnique.

Si l'on accepte la logique du raisonnement, on ne peut s'opposer au projet : par qui veut on être gouvernés si ce n'est pas les plus méritants et les plus talentueux. Comme le mérite et talent ne sont pas la propriété d'une seule catégorie sociale, les sélectionnés représenteront mille communautés et identités. Cela assure un métissage complet qui prenne en compte toutes les origines et toutes les conditions.

Notons au passage qu’Internet réalise cet idéal.

Pour que tout cela fonctionne, encore faut-il que mérite et talent soit compatibles, qu'ils aillent de pair. En effet, mérite et talent ne sont pas une seule et même chose. Ils sont même radicalement opposés.

Le talent est une capacité personnelle, une habileté particulière pour telle ou telle chose. Par exemple on peut aimer la musique mais n'avoir aucun talent. On peut avoir du talent pour manipuler les gens mais n'en avoir aucune envie. C'est une qualité individuelle qui consiste à mobiliser efficacement ses connaissances et compétences, afin d'aboutir à une production réussie. Cette réussite tient à la fois de l'adéquation entre le produit et l'exigence externe de production et de la singularité de la création proposée. C'est savoir obtenir de meilleurs résultats. C'est en effet comparatif : on n'est talentueux que lorsqu'on arrive à des choses inaccessibles à d'autres. Des millions de personnes pourraient s'entraîner au sprint dix heures par jour, des milliers pourraient courir un cent mètres en intégrant toutes les règles, mais
seuls quelques uns ont un talent suffisant pour passer sous la barre des dix secondes. Un talentueux se détecte à ses résultats de qualité.

Le mérite se définit comme un investissement entier dans le travail, implication où
la voie de l'effort est délibérément choisie, malgré la difficulté envisageable que ce choix provoque. Lorsque malgré cette difficulté, ou dans tout type d'adversité, l'effort est maintenu, le sujet de l'action est dit méritant.

Le mérite n'a donc absolument rien à voir avec le talent. Le talent évite la difficulté, le mérite l'affronte. « Faire aisément ce qui est difficile aux autres, voilà le talent ». (Henri Frédéric Amiel, Journal Intime, 1978). On pourrait ironiser : faire difficilement ce que d'autres ne feraient pas, voilà le mérite !

Le mérite est un jugement sur le travail, mais le talent se juge à l'aune des résultats. Nicolas Sarkozy opère le bascule des valeurs. Il promeut le résultat et la volonté.

« C'est le miracle de la République d'avoir fait éprouver à la France une fascination pour l'égalité et pour le mérite. [ … Et si l'on est tombé aussi bas, c'est] parce qu'on a cessé depuis trop longtemps de considérer l'exigence républicaine comme une exigence de résultat. Il ne s'agit pas d'être jugé à l'aune des intentions, mais aux résultats. Cela s'appelle le volontarisme républicain ». N. Sarkozy. Discours de Palaiseau.

La détection du mérite se porte en amont de la production finale, sur l'effort de production, et la détection du talent en aval, sur le résultat. A la limite, dans ce raisonnement, plus on a de talent, moins on requiert de mérite pour arriver au même résultat.

Avec le projet politique d'un côté, et cette différentiation conceptuelle de l'autre, il suffit alors d'observer les projets de loi du Gouvernement Sarkozy pour voir si les méritants sont plus détectés que les talentueux ou l'inverse.

Que va-t-on détecter chez les jeunes ? Les critères : « une créativité supérieure », une « capacité à formuler des questions avec acuité et originalité », à « chercher des réponses avec une audace non conventionnelle ». La détection scrute la capacité à sortir du lot, et ce, « quel que soit le domaine de compétences[1] ». Le talent a donc largement sa place. Les concours doivent être organisés autour de la « détection systématique des talents ». Tout examen se transforme en concours, l'anonymat est de mise, seul sera jugé... le résultat.

Cela concerne les concours d'entrée en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles, mais aussi les bilans de compétences à organiser au lycée. Au collège. Au primaire.

Le boursier est un personnage emblématique dans les discours de Sarkozy et Y. Sabeg. C’est un jeune précaire qui lutte contre l'adversité pour s'en sortir dans ses études. C'est la figure du méritant. Qui sont les « boursiers les plus méritants » ? Ceux qui sont dit méritants par les critères du CROUS lors de l'attribution des « bourses au mérite » (toujours en vigueur). Quel est cet unique critère d'obtention d'une bourse au mérite, que Y. Sabeg voulait reprendre pour détecter les méritants ? Obtenir les meilleurs résultats. Les termes sont donc totalement confondus.

Être méritant, c'est être pauvre au départ. Pour N. Sarkozy, le mérite est associé à une (mal) chance sociale initiale compensée par une volonté de travailler, et un choix personnel courageux. Pour reconnaître le mérite qu'ont les pauvres d'être pauvres, on va les enrichir selon le principe de « l’égalité des chances ».

Quelle élite voulons-nous ? Qui veut-on à Polytechnique et dans les grandes écoles ? Qui veut-on voir, dix ans après, nous gouverner ? Les plus méritants ou les plus talentueux ?

Quelle serait votre préférence ? Un Président sur talentueux, qui obtient tout ce qu'il essaie, qui comprend tout du premier coup, qui a une faculté d'analyse démesurée, qui amène du succès dans tout ce qu'il entreprend, et qui travaille 35 heures / semaine ? Ou un minable besogneux, qui travaille 18h par jour pour un résultat moyen, petit, laid, pauvre, bête, étranger, vieux, handicapé, mais qui travaille encore quand tout le monde dort ?

Quelle serait votre préférence ? Que nos routes départementales soient dessinées par de durs travailleurs sans talent, nos lois écrites par des stakhanovistes sans bon sens, notre destin sociétaire déposé entre les mains d'un laborieux leader sans génie ?

Il est probablement préférable que nous gouvernent les talentueux, répondons-nous. Cela se confirme en observant que toutes les sélections se sont toujours opérées en ce sens. Pour constituer l'élite, dans la sélection des méritants, nous jugeons la rapidité et l’aisance dans la production des résultats. Nous sélectionnons les talentueux.

En effet, la méritocratie élaborée par Y. Sabeg dans cette réforme de la constitution de l'élitisme pose qu’il existe des talentueux partout, donc tous les groupes auront des chances égalisées d'être représentés.

La sélection par les résultats (et non des personnes) équilibrera le mérite le talent. Cela devrait amener un  « gouvernement des meilleurs ». Et le « gouvernement des meilleurs », ce n'est pas la définition classique de l'égalité des chances, mais, au sens littéral, de l'aristocratie.


[1] Le terme de « compétence » est d'ailleurs utilisé à 35 reprises dans ce Rapport, entouré de « niveau », « qualités », « talents », « intelligence », « capacités », etc.

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