Le design n’est pas un luxe ou un snobisme. C’est une vision du
monde : la conviction qu’à tout moment et en tout lieu, on peut
améliorer les choses. C’est aussi un événement : quelque chose qui
arrive, comme par enchantement.
Par Julie Luong. Photos DR. Paru dans Victoire du 20/10/2012
Quand le design inspire la philo
Si changer le monde n’est pas de la seule responsabilité du design, au moins peut-on augurer qu’il changera – et change déjà – nos manières de penser, lui qui n’est rien d’autre qu’une mise en forme du concept, une « philosophie en actes ». Le design et la philosophie ont beaucoup en commun, à ceci près
que le design est une solution hautement soucieuse du monde matériel, ce qui n’est pas le cas de la philosophie classique, commente Stéphane Vial.
L’autre différence réside dans le fait que les philosophes ont tendance à s’intéresser beaucoup au passé, qui est donneur de leçons, et pas tellement au futur, alors que la culture du designer est justement une culture de l’anticipation. Ce qui intéresse le designer, c’est demain et après-demain.
Mais ce qui rapproche designers et philosophes, c’est leur faculté à amener du concept, une vision du monde. Et je pense que le design porte en soi une force de renouvellement de la philosophie : la philosophie a quelque chose à apprendre du design, notamment la confiance en l’avenir, la valeur
de l’enthousiasme. Le designer est un passionné qui croit que, dans toute situation et à tout moment, on peut faire quelque chose pour améliorer le monde. Contrairement aux philosophes qui sont souvent un peu craintifs vis-à-vis des nouvelles technologies et du futur, le designer est quelqu’un qui n’a absolument pas peur du monde contemporain, qui se sent contemporain dans l’âme et dans le corps. Un irrésistible effet de modernité.
Design, disons-nous. À propos de tout, de préférence de ce qui est coûteux, superflu et distingué. Derrière l’usage abusif de ce terme se cache pourtant une discipline « totale » qui ne se réduit pas à quelques images d’Épinal issues des magazines de déco.
« Design » n’est pas un adjectif, rappelle le Français Stéphane Vial(1), philosophe, professeur à l’école Boulle (école d’arts appliqués) et auteur du « Court traité du design ». « Design » est un nom et ce nom désigne une discipline, une pratique, un métier, qui peut prendre aujourd’hui de multiples formes, du design social au design numérique. Mais comment définir plus précisément ce qui pourrait bien, selon ce philosophe, être la discipline qui dominera le XXIe siècle ? Qu’est-ce qui le sépare de l’art ? Qu’est-ce qui le relie au marketing ? Peut-il changer nos vies ? Et surtout, à quoi reconnaît-on un objet qui relève du design d’un objet qui n’en relève pas ?
L’effet de design
Ces questions qui concernent « l’essence » du design – et auxquelles, par conséquent, seule la philosophie peut tenter de répondre – ont longtemps été délaissées par elle. Est-ce parce que le design est encore pour les philosophes un objet trop « frais » et pas assez noble, presque trop évident, trop matériellement présent dans nos vies ?
Le design est né au XXe siècle et est seulement « connu » depuis les années 50, depuis que les grandes agences de design américaines se sont mises à parler de design industriel, commente Stéphane Vial. Ces considérations historiques expliquent en partie pourquoi les philosophes ont jusqu’à présent peu parlé du design. Certains auraient pu s’y intéresser, mais ça n’a pas été le cas, car les « arts appliqués » – appellation première du design – étaient considérés comme des arts mineurs, moins dignes, alors que les Beaux-Arts ont acquis, depuis le XVIIIe siècle, une dignité philosophique. Pour ce philosophe féru de design, l’approximation conceptuelle dans laquelle évolue aujourd’hui cette discipline majeure est cependant un phénomène tout aussi stupéfiant qu’inconcevable. A-t-on en effet jamais vu chose qui pensait autant… sans se penser elle-même ?
La situation,heureusement, est en passe de changer. C’est très récent, depuis un an ou deux, on commence à s’y intéresser, notamment dans les universités. Enfin, on s’interroge sur l’identité du design. Enfin, on cesse de croire qu’il n’est qu’un caprice réservé aux bourgeois fortunés ou aux branchés très informés. Enfin, on constate que le design n’est ni plus ni moins que cette manière de penser qui a envahi nos sociétés, nos intérieurs certes, nos armoires sans aucun doute, mais aussi nos rues, nos espaces publics et numériques, et que, du matin au soir, nous baignons dans le design – ou plutôt dans des effets de design.
Things that happen
Car selon le « Court traité du design », le design est moins un étant qu’un événement. À la manière d’un Kenya Hara, directeur artistique de la marque japonaise Muji, adulée par les amoureux du no logo, Vial considère quele design ne consiste pas à concevoir « des choses qui sont » – things that are – mais à concevoir « des choses qui se passent » – things that happen.
Or, comment définir un effet de design ? Qu’est-il censé produire ?
D’abord, nous explique le philosophe, l’effet de design est un effet callimorphique, c’est-à-dire qu’il produit une certaine harmonie des formes, qui s’orchestre aujourd’hui de manière dominante autour des notions de légèreté et de pureté.
Deuxièmement, le design produit un effet socioplastique : il est une incitation à expérimenter nos manières d’être au monde, d’être ensemble. Autrement dit, le design crée des formes capables d’agir sur la société, de la modifier. Ainsi des Vélib’ parisiens conçus par le designer Patrick Jouin et qui contribuent à une autre manière de circuler dans la ville tout en la remodelant.
Enfin, pour Vial, l’effet de design est aussi un effet d’expérience. Là, où il y a du design, développe-t-il, l’utilisateur en ressent immédiatement l’effet, précisément parce que son expérience s’en trouve instantanément transformée, améliorée, augmentée.
Ainsi ne pouvons-nous jamais savoir à l’avance, en acquérant un objet, en nous rendant dans un lieu, en visitant un site web, si l’effet de design va se produire. Nous pouvons l’espérer, l’imaginer. Mais seule l’expérience tranchera si design il y a. Auquel cas quelque chose se modifie, s’enchante dans notre quotidien. Le reste n’est que consommation.
Art ou design ?
Si le design est tout entier tourné vers l’effet d’expérience qu’il peut produire chez l’utilisateur – qu’il s’agisse d’une chaise, d’un ordinateur ou d’un tapis roulant – c’est aussi là qu’il se distingue de son faux frère : l’art. Car – faut-il le dire ? – à l’heure où les designers s’exposent dans les galeries et où les artistes contemporains invitent à l’interactivité à travers des performances et autres installations, la frontière est parfois ténue. Elle n’est pas pour autant inexistante selon Vial, qui nous confie qu’un philosophe français bien connu choqua durablement les étudiants d’une école de design lorsqu’il leur affirma lors d’une conférence que leur travail ne relevait pas d’autre chose que de l’art… Être qualifié d’artiste serait-il donc dévalorisant pour le designer ?
Nos sociétés qui ont placé l’art au-dessus de toute chose – et qui, selon Vial, lui pardonnent tout – seraient-elles en passe d’être dominées par cette (encore) jeune discipline qui n’a rien à envier aux plasticiens ni aux poètes ? Une chose émerge en tout cas : les designers sont tout sauf des wanna be artistes. Et revendiquent la singularité d’une pratique qui possède aujourd’hui ses écoles, ses salons, ses professionnels et sesstars. Et peut-être bientôt ses théoriciens, malgré le défi conceptuel qu’elle représente.
Le design provoque cette chose très troublante pour la philosophie qui est l’abolition des frontières entre disciplines. En design, on fait de l’art, de la science, de la politique, de la philosophie, du marketing, du commerce… On est dans une sorte de discipline totale, au croisement de toutes les choses.
Le design est réellement un nouveau concept, réellement une culture nouvelle, réellement un nouveau contenu, s’enthousiasme Stéphane Vial. Et ce qui fait l’originalité de ce nouveau champ, c’est précisément qu’il est à cheval sur plusieurs champs. Inutile donc de vouloir rabattre le design sur l’art contemporain et vice versa. Le designer et l’artiste ne sont pas dans le même camp, poursuit le chercheur. Le designer est dans une adresse à autrui, à l’usager. Un produit design est fait pour être utilisé, qu’il s’agisse du Vélib’, d’un iPhone ou d’un site web. Les gens vont s’en servir et cela va – plus ou moins bien – répondre à leurs besoins, transformer leur existence. Du reste, chez le designer, la dimension narcissique du travail artistique qui, au départ, est souvent un travail de soi sur soi, est aussi moins présente. Chez l’artiste, bien sûr, il y a aussi une adresse à autrui mais on parlera plus d’un public que d’un usager.
Le syndrome du designer
Parce qu’il est tourné vers l’autre, parce qu’il ne s’ancre pas dans une attention égocentrée, le design serait donc aussi une pratique intrinsèquement morale. Pour Vial, parler de design éthique relève d’ailleurs du pléonasme. Pour le designer, c’est une intention première du travail que d’offrir à autrui une solution. Le design est une pratique nourrie d’éthique, puisque nourrie d’autrui, explique-t-il. Ce qui n’empêche pas les tensions, les paradoxes, les compromis.
Bien sûr, pendant les années 70, lorsque la société de consommation produisait outrageusement, sans aucune considération pour l’écologie, des sociologues comme Baudrillard ont critiqué la vacuité de tous ces signes, de tous ces logos, de tous ces packagings, de tous ces messages… qui étaient faits par des designers. Mais c’était l’époque où le design était soumis au marketing et à la consommation. Cela a fait vivre les designers pendant des décennies, sans nécessairement les contenter… puisqu’au départ, le but du design était justement d’apporter une réponse à l’industrialisation ! À la fin du XIXe siècle, William Morris, lecteur assidu de Marx et précurseur du mouvement Arts and Crafts, pensait en effet que les arts décoratifs se devaient de sauver l’homme de l’industrialisation, en rendant au travailleur son statut d’auteur et en améliorant l’environnement de tous.
Très engagé socialement à ses débuts, le design a par la suite été touché par un sentiment de complicité avec le capitalisme, de renoncement à l’idéal de transformation de la société, ce que Vial nomme le syndrome du designer. Pendant trente ou quarante ans, poursuit-il, le design fut surtout un formidable outil marketing. Mais aujourd’hui, ce n’est plus comme ça que les designers se voient. Être à la botte du marketing, les designers d’aujourd’hui le contestent et s’y refusent. Mais travailler dans le monde tel qu’il est, ici et maintenant, est en revanche pleinement assumé.
Les designers sont pris dans des tas d’injonctions paradoxales qui sont d’ordre économique, éthique, matériel. Mais ces tensions infernales, s’exclame Vial, font aussi la force de leur métier ! Le designer est bombardé de contraintes contradictoires et il doit trouver une réponse pour en sortir : c’est là où il y a quelque chose de véritablement génial dans le geste de design. Un travail dans l’impureté, capable d’enchantement.
(1) Stéphane Via est également directeur de création interactive (www.lektum.com) et auteur du blog www.reduplikation.net
RÉSUMÉ DE LA THÈSE soutenu le 21 novembre à la Sorbonne par Stéphane Vial
De quoi la révolution numérique est-elle la révolution ?
Qu’est-ce qui se renverse et se bouleverse, se réforme et se transforme, dans
ce qu’on appelle la « révolution numérique » ? Pour y répondre, la révolution
numérique est abordée du point de vue d’une philosophie de la technologie qui
postule que notre être-dans-le-monde est fondamentalement conditionné par la
technique, et l’a toujours été.
Le premier niveau de réponse concerne la
structure historique de la révolution numérique. L’hypothèse, c’est que la
révolution numérique est un événement d’histoire qui s’inscrit dans le long
processus de la machinisation de l’Occident et consiste en l’avènement du «
système technique numérique ».
Le second niveau de réponse concerne la
structure phénoménologique de la révolution numérique. L’hypothèse, c’est
qu’une révolution technique est toujours une révolution ontophanique, c’est-à-
dire un ébranlement des structures de la perception et du processus par lequel
l’être nous apparaît. Il en résulte un constructivisme phénoménologique, fondé
sur la notion de phénoménotechnique, qui condamne définitivement la notion de «
virtuel ».
Le troisième niveau d’analyse concerne la structure ontophanique de
la révolution numérique. L’hypothèse, c’est que l’ontophanie numérique est
constituée de onze caractéristiques fondamentales : la nouménalité, l’idéalité,
l’interactivité, la virtualité, la versatilité, la réticularité, la
reproductibilité instantanée, la réversibilité, la destructibilité, la fluidité
et la ludogénéité.
Dès lors le rôle du design, comme activité
phénoménotechnique qui façonne le monde, est défini comme essentiel dans la
constitution créative de l’ontophanie numérique.
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