samedi 23 juin 2012

Bac de Français : l'oubli du Sentiment, le trop de Société

Bonjour, N.

je reviens sur notre dernier entretien, après l'épreuve écrite du bac de français, car tu as mis le doigt sur une difficulté importante du programme de Français : la sous estimation du concept de "sentiment".

Le programme de français est centré sur "les façons" dont différents genres littéraires développent des argumentations en faveur d'une nouvelle conception de la société et des actions des hommes dans cette société : liberté de choix et responsabilité de ses actes, égalité et droit de propriété, partage du pouvoir et poursuite d'intérêts particuliers.

En ce sens, le choix d'un sujet comme la "poésie satirique" est logique du point de vue du programme : le genre "poésie" est transformé par une argumentation critique du fonctionnement social. Au sein d'un genre très formalisé, il est très démonstratif de montrer qu'une argumentation est à l'oeuvre, renouvelant l'expression poétique.

Cependant, dans la pensée des XVIIème et XVIIIème siècles, la critique de la société se fait à partir de la référence au Droit Naturel.  La référence à la Nature induit une distinction entre ce qui relève de la Nature et de la Société, et introduit deux domaines en l'homme : le "naturel" et le "social".

Les arguments qui "con-vainquent" dans la lutte sociale sont de l'ordre du Social, car ils sont liés aux rôles sociaux que chacun occupe. Mais un argument reste limité au rôle qu'il s'agit de con-vaincre. Alors, comment s'incarne le Naturel ? Il s'incarne sous la forme du Sentiment. Le Sentiment fonctionne comme une réserve inépuisable, car énergie naturelle, qui relance les batailles d'arguments.

Chez Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, le Sentiment est ce qui pousse la Comtesse à poursuivre pour son compte le projet du Comte d'exercer le droit de cuissage. A une première bataille d' argumentation, s'ajoute une seconde bataille d'argumentation.

Cependant, Lilian, comme tu l'as noté, la nouvelle société que la Littérature a argumenté s'est retourné contre la Littérature en limitant le recours au Sentiment. Le poème de Verlaine proposé pour l'épreuve du Bac peut être lu comme une métaphore de l'enterrement du Sentiment. A l'occasion de l'enterrement du Sentiment tous les rôles sociaux (héritiers, clergé, fossoyeurs) sont bien à leur place, à commencer par le mort, nature qui qui retourne à la Nature.

Le poème de Verlaine est-il satyrique ? Selon la définition le sens moderne et courant de satyrique est : « Écrit, discours qui s’attaque à quelque chose, à quelqu’un, en s’en moquant ».
La satire peut employer divers procédés :
  • la diminution réduit la taille de quelque chose en vue de la faire paraître ridicule
  • l'exagération est une technique commune de satire où l’on prend une situation réelle et on l'exagère à un point tel qu'elle devient ridicule. La caricature se rattache à cette technique.
  • la juxtaposition compare des choses d'importance inégales, ce qui met l’ensemble au niveau de moindre importance.
  • la parodie imite les techniques et le style d’une personne, d’un lieu ou d’une chose en vue de la ridiculiser.
Je doute du bien fondé du terme "satyrique" car si le Sentiment est fort, il n'a pas besoin de rapetisser les arguments sociaux. Le Sentiment s'impose de lui-même par une force qui ne connait aucune limite. Ce sont les courtisans de Du Bellay dont le rire est plus fort qu'eux, ce sont les regards des adolescents de Rimbaud, la convoitise du Lion de la Fontaine, et le poète de Verlaine qui déborde la scène sociale de l'enterrement en éprouvant un Sentiment de Gaîté qui transgresse les sentiments convenus (tristesse, convoitise..).

En regard, le manque d'énergie des Romantiques, la bile mélancolique (le spleen) de Baudelaire, met en scène un Sentiment qui a des difficultés à s'imposer : il prend l'apparence d'un spectre où la part de mort l'emporte sur la part de vie :

Trois éléments partageaient donc la vie qui s'offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s'agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l'absolutisme; devant eux l'aurore d'un immense horizon, les premières clartés de l'avenir; et entre ces deux mondes... quelque chose de semblable à l'Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l'avenir, qui n'est ni l'un ni l'autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l'on ne sait, à chaque pas qu'on fait, si l'on marche sur une semence ou sur un débris.
   Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et d'audace, fils de l'Empire et petits-fils de la Révolution.
   Or, du passé ils n'en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne; l'avenir, ils l'aimaient, mais quoi ! comme Pygmalion Galatée : c'était pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu'elle s'animât, que le sang colorât ses veines.
   II leur restait donc le présent, l'esprit du siècle, ange du crépuscule qui n'est ni la nuit ni le jour; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d'ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d'un froid terrible. L'angoisse de la mort leur entra dans l'âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié foetus; ils s'en approchèrent comme le voyageur à qui l'on montre à Strasbourg la fille d'un vieux comte de Sarvenden, embaumée dans sa parure de fiancée : ce squelette enfantin fait frémir, car ses mains fluettes et livides portent l'anneau des épousées, et sa tête tombe en poussière au milieu des fleurs d'oranger.
  [...]
  Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté et à l'ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras. Tous ces gladiateurs frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable. Les plus riches se firent libertins; ceux d'une fortune médiocre prirent un état, et se résignèrent soit à la robe, soit à l'épée; les plus pauvres se jetèrent dans l'enthousiasme à froid dans les grands mots, dans l'affreuse mer de l'action sans but.

Alfred de Musset  (1810-1857)
La Confession d'un enfant du siècle, II,  (1836)


En conclusion, l'impression que j'éprouve est que la Littérature, dans le programme destiné au passage du Bac de français à été oubliée en tant que littérature, pour devenir la servante d'une opération politique : seul le social, ce qui est utilitaire car social, peut avoir le droit de cité.