samedi 27 mars 2010

William Turner, peintre de la pensée, inventeur de signes


Sur la plage de Calais, la mer se retire. Les femmes de pêcheurs se courbent à la recherche d'appâts. Le blanc éclatant de leurs jupons souligne que la plage est baignée d'une lumière claire et limpide, filtrée par des nuages à peine gris qui relaient le bleu du ciel avec un léger halo humide.

Quelle heure-t-il est-il ? 11 heures du matin ? 3  heures de l'après midi ? Pourtant, lorsque  notre regard se porte au loin, vers le ventre de la mer, nous voyons un soleil qui se couche, laissant l'obscurité advenir. A gauche, une irradiation  bleue se scande d'une maison sur pilotis dont l'ombre s'étend à contre sens de la marée. A droite, l'obscurité qui avance révèle le bleu de derrière les nuages.

Par son flamboiement orangé, le soleil couchant semble livrer un dernier combat, de plus en plus enfermé, de plus en plus enserré dans un défilé de parois bleues. Mais son combat est perdu d'avance de par notre indifférence. Car au final l'œil est tiré vers le premier plan, sur la droite, vers cette masse pourpre et brune que l'on se dit être un grand panier de pêcheur. Et notre œil se retrouve à circuler entre ce panier et la maison au loin chargée d'ombre bleue, via la femme courbée au premier plan.

De quoi ce tableau est-il l'image ? Il est impossible de répondre immédiatement. Peut-être il y la fusion de deux images, la plage en journée, la plage au couchant. Turner, annonçant Picasso ?

Laissons là les images conventionnelles censées représenter le monde. Considérons les quatre signes dont les vibrations lumineuses se propagent à travers le tableau. Nommons ces signes picturaux "signes vibratoires"  :
- le signe vibratoire "femmes en jupon blanc à la marée basse"
- le signe vibratoire "obscurité bleue qui déroule son flux montant"
- le signe vibratoire "soleil orangé disparaissant"
- le signe vibratoire "panier pourpre s'imposant de son immobilité massive".

 L'équivalence symbolique entre l'humanité et le soleil est comprise immédiatement. L'autre équivalence demande l'empathie du spectateur pour le contexte : une maison au loin, un panier tout près. Turner construit une correspondance entre deux signes, entre le présent du panier massif mais encore vide, et l'avenir de la maison chargée d'ombre bleue. Il y a  mise en scène de la rencontre entre la vibration puissante du panier qui attend et la palpitation bleutée de l'ombre de la maison qui se dégage au dessus de la plage. Ici, mobilisons l'équivalence femme = maison.

Quelle est la signification de cette palpitation bleutée, de cette maison-femme-ombre bleue ?

Tous disent de Turner : c'est le peintre de la lumière et de ses jeux chromatiques. Oui ! Mais il y a autre chose dans les tableaux de Turner. Il s'agit de la pensée qui au présent anticipe l'avenir. Dans notre regard mental, un signe - une vibration -  part d'une source proche et se propage sur le monde. Mais du monde, de l'avenir, arrive en même temps un autre signe - une autre vibration. Dans notre esprit, ces signes - ces vibrations - s'affrontent et se tissent simultanément. Une pensée en surgit.

Quelle est la pensée des femmes de pêcheurs, au moment où la mer se retire de la plage ? C'est une pensée de la performance à faire : "Au coucher du soleil, lorsque l'obscurité amènera sa marée, aurons nous recueilli dans le panier un nombre suffisant d'appâts pour nos maris ? Le panier sera-t-il rempli autant que la maison au loin sera chargée d'ombre ? ". C

Turner donne à voir la pensée de ces silhouettes à peine visibles, toutes courbées. En effet, le tableau nous fait détourner  notre regard de la dramaturgie évidente du soleil couchant pour ailler détailler, sur la droite du tableau, les femmes au travail, et nous sommes étonnés qu'il y ait foule. Le temps est compté, alors le nombre fait la force.

Au fait, que disait Picasso ?  "Ce n'est pas l'escalier qu'il faut peintre, mais ce que l'on pense en montant l'escalier". Turner, Picasso ..tous les grands peintres peignent la pensée, ses inquiétudes, ses terreurs, ses espoirs, ses joies, ses amours, ses jeux. Et inventent de nouveaux signes.

Référence du tableau : J. M. W. Turner (1775 - 1851)
Calais Sands, Low Water, Poissards (Fishwives) Collecting Bait, 1830

Oil on canvas. Bury Art Galleryand Museum. Lacanshire.

2 commentaires:

Unknown a dit…

"femmes de pêcheurs, au moment où la mer se retire de la plage".

quand la Mère se retire , ça laisse de la place à la "fame".C'est à dire à la faim et donc au travail!

Quant à l'orangé du soleil , il est composé des deux primaires -jaune et rouge-, soit la création de la complémentaire du bleu.
Puisque pour créer la complementaire d'une primaire , il faut mélanger les deux autres primaires entre elles, la vibration c'est triangulaire!
gabrielle

Clara Rodriguez a dit…

Je ne suis pas d'accord avec cette critique, le soleil étant l'élément clé du tableau. Le maison sur pilotis lointaine laisse certes place à l'incertitude, en revanche je ne vois pas son rapport avec le panier. Il n'y a pas d'équivalence entre les femmes et le soleil, puisqu'elles sont inclinées à ce dernier, comme dominées par sa force. Le tableau illustre le romantisme en peinture qui laisse place à l'inconnu et aux peurs de l'Homme, à la dominance du destin sur la vie, et à la nature qui est l'élément phare. Aussi il me semble que les couleurs de la représentation choisie soient trop accentuées comparée à l'oeuvre réelle, ce qui fausse les analyses.