lundi 23 novembre 2009

Pierre Soulages, réparer les images, transmettre le désir

Le Centre Pompidou célèbre par une grande rétrospective - plus d'une centaine d'œuvres majeures créées de 1946 à aujourd'hui - l'œuvre de Pierre Soulages. Soulages est présenté comme l'une des figures majeures de l'abstraction. Mais qu’est-ce que l’abstraction en peinture ?

Abstraire,c’est, nous dit le dictionnaire, considérer à part un élément après l’avoir extrait d’un ensemble. Abstraire, c’est regarder de près et donc soustraire le contexte. Soulages nous propose de considérer des bandes sur une surface. Dans une première période, ces bandes sont de couleur brune ou noire sur une surface blanche.

Peinture 202x327 cm, 17 janvier 1970 Huile sur toile

Puis ces bandes noires s’élargissent et s’assemblent, devenant quasiment des "murs" avec, à leurs jointures, des zones blanches de non recouvrement.
Peinture 300x235cm, 9 juillet 2000
Huile sur toile

Dans cette seconde période, également, ces bandes s’assemblent en  une paroi noire où des entames faites par différents outils génèrent l’apparition de miroitements de lumière. Ce que Soulages nomme  l'outrenoir.

Peinture 324x362 cm, 1985
Polyptyque C (4 éléments de 81x362 cm, superposés)
Huile sur toile

La bande apparaît comme l’élément clé développé par Soulages. Une bande est un lien plat et large, qui est utilisé pour faire tenir des éléments disjoints. La bande s’enroule en passages successifs et s’assemble par recouvrements et entrecroisements en une structure à la fois souple et stable. En chirurgie, l’on bande les deux lèvres d’une blessure pour les rapprocher tout en laissant à la peau sa mobilité. En société, la bande fait tenir ensemble des individus sans attaches, par une répétition de coups menés en commun.

Pourquoi développer le thème de la bande ? Soulages fait de la vue d’une vitre brisée recollée par des bandes de goudron une des images fondatrices de son œuvre. A la Gare de Lyon, cette vitre brisée avait été recollée au goudron par des ouvriers.
Selon un motif de bandes entrecroisées, les trainées de goudron se superposaient aux lignes des brisures du verre, révélant les vibrations ayant provoqué l’éclatement . Le peintre y fonde une opposition entre la peinture de représentation comme fenêtre sur le monde, et  la peinture de révélation d’une tension de forces.


Le verre a éclaté en plusieurs morceaux suite aux vibrations mises en mouvement par un choc. Comme la vitre « peinture de représentation » est éclatée, ce qu’il reste possible à voir sont seulement les effets du choc. En bandant la vitre par du goudron, d’un même geste il y a renouveau de la vision – la vitre devenue image, et contenu de la vision - les vibrations circulant dans le verre.
 
 Goudron sur verre 45,5x76,5 cm, 1948-1

On conçoit bien pourquoi les peintures de Pierre Soulages ont pu être considérées comme emblématiques de la position de l'artiste après la Seconde Guerre mondiale. Le monde ne peut plus se représenter selon l’image évidente d’un paysage ou d’un individu. Le monde s’est brisé en une série de blocs antagonistes et la seule possibilité restant au peintre est d’en surligner les lignes d’affrontement. L’œuvre « Goudron sur verre » serait le bandage appliqué à un planisphère de 1948, partagé entre le bloc capitalisme et le bloc communiste !

La bande serait donc le résultat du premier mouvement d’abstraction. Comment interpréter cette seconde opération d’abstraction où le tableau se focalise sur le bandage comme structure. L’élément regardé de près semble être le geste du bandage. Soit le geste ne recouvre qu’en partie le retour de bande sur le bandage, laissant  les jointures dans le blanc, soit le geste recouvre exactement le retour de la bande sur le bandage, faisant du bandage une paroi noire - un mur noir, suggère Soulages en positionnant ses polyptyques entre sol et plafond. Que nous révèle ce geste ? Enrouler la bande autour de la blessure est une image du désir humain de durer dans le temps.

Je risque cette image du désir selon Soulages en rappelant que pour lui  peindre, tout comme marcher, est un geste qui n'a pas d'objet. Nous sommes humains, nous marchons : je suis peintre, je peins.


On comprend aisément l’association : le bandage permet la réparation, la cicatrisation, permet à la vie de se reconstituer et donc de se maintenir. Soulages rapproche son geste de construire un espace avec des bandes successives, de l’artiste qui grave les traces de soi sur une paroi au fond d'une grotte. Il évoque sa visite, enfant, à un musée de la préhistoire. Du fond des âges, survient, intact, la puissance du désir d'exister éternellement.

". c’est un musée de préhistoire, .. Ce sont quelques débris de poteries noires, quelques perles de jais et quelques pointes de flèches paléolithiques.

Ce qui m’émeut, m’anime, et va loin en moi, c’est ce sur quoi repose la force de cette présence. Au-delà de la représentation, ce que j’interroge et qui m’atteint directement ce sont les qualités concrètes de la trace, de la forme, de la tache, des contrastes, de la vibration et de la modulation de la couleur, souvent du noir. De l’organisation de tous ces éléments picturaux et de leur rapport avec la surface de la paroi naissent le rythme, l’espace.

... Mise en espace. Je pense à cette peinture de cervidé noir en second plan avec, devant, au premier plan, deux stalactites peintes en rouge, créant une distance devant la peinture...

.. [la trace] apparait dans le volume et l’espace de son lieu…

.. [la trace] est concrètement, là, devant moi, pour moi, ce qui me saisit vient de ce que.. c’est qu’un homme ait fait ce geste-là, peindre, son désir, sa volonté de marquer une présence.

.. l’art, c’est qu’un homme ait fait ce geste-là : peindre, geste qui témoigne simplement, fortement d’un désir impérieux

..Tracés digitaux dans la glaise des grottes où l’interrogation inquiète de signes obscurs accompagne un plaisir sensuel comme celui que nous pourrions éprouver nous-mêmes.

..je crois qu’une peinture n’est rien sans le regard de celui qui la contemple

[Proposition d'un schéma illustrant le dispositif de circulation et de garde du désir, monté par Pierre Soulages entre le peintre, le tableau, le re-gardeur]

.. la fascination de la présence de cette peinture. C’est ainsi qu’elle m’atteint, indépendamment de l’époque de sa création. Il en est de même d’ailleurs pour les arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie, du Mexique ou même du Moyen-Age européen."

Extraits et une recomposition de citations de Pierre Soulages (propos recueillis par Anita Rudman et publiés sur le site www.pierre-soulages.com

Finalement, il apparait une confrontation intéressante entre la rétrospective Soulages et l'exposition voisine : "La subvertion des images". Après la Première Guerre Mondiale, le mouvement surréaliste a pris acte de l'exigence d'images qui transforment notre regard sur le monde. Ainsi, la chevelure d'une femme peut devenir l'immensité du flot amoureux, par la simple présence d'un bateau-jouet.
Dora Maar, Pierre Kefer, Étude publicitaire pour Pétrole Hahn, vers 1934
Négatif gélatino-argentique original sur plaque de verre, 9 x 13 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris

 Nous retrouvons ici le mouvement d'abstraction : regarder de près, soustraire le contexte. Mais l'abstraction n'est qu'une première étape. Avec les surréalistes, à la place du contexte soustrait, survient un monde magique : une chevelure qui serait océan, un bateau qui serait amour intrépide. Il y a là un optimisme fondamental : des nouvelles images, de nouveaux langages sont perpétuellement à inventer.

Arrivent le fascisme et  la Seconde Guerre Mondiale ! Nous mesurons alors à quel point Pierre Soulages est pessimiste : le monde est brisé, plus aucune image ne peut s'y métamorphoser. Il ne reste qu'à réparer les images existantes et n'espérer que les miroitements de la lumière afin de croire que notre désir perdure.

Francis Raphaël Jacq

Exposition Soulages au Centre Pompidou
14 octobre 2009 - 8 mars 2010


 


 En savoir plus sur Francis Raphaël Jacq  et pour faire votre autoportrait de langage, voici un site web

samedi 24 octobre 2009

Mon parcours (dialogue avec MeetingCultural)

MC : Francis Raphaël Jacq, vous jouez avec vos deux prénoms ?

FRJ : "Francis Jacq" m'identifie dans la sphère des métiers, tandis je souhaite m'identifier comme artiste avec Francis Raphaël Jacq", Raphaël étant bien sûr un prénom connoté dans l'histoire de l'art. J'aime ce clin d'oeil au passé.

MC : Par la multiplicité de vos identités, vous apparaissez comme sous la forme d’un déplacement permanent aussi bien dans vos œuvres que dans vos missions professionnelles. Artiste, vous êtes philosophe, poète, performeur, graphiste, peintre, sculpteur de tissus, concepteur d’un logiciel d’autoportrait. Dans vos professions, vous avez été successivement, électronicien, formateur d’adultes, coach de chefs de projet, directeur de projet en ressources humaines, architecte informatique, animateur de communautés d’échanges. Comment expliquer ce passage d’identité en identité ?

FRJ : Une première réponse serait le goût des voyages. J’envisage la vie comme un voyage de ville en ville, de pays en pays. Chaque nouveau lieu est l’occasion de rencontres, de coopérations, de réalisations. Rétrospectivement, j'ai en effet entrelacé deux voyages, l’un plus artiste, l’autre plus professionnel. Cependant, c’est le même voyage, au cours duquel j’aurais vécu intensément la nuit comme le jour.

Une seconde réponse, moins métaphorique, identifierait la cause de cette multiplicité dans une expérience qui a été fondatrice : au début de l’âge adulte, pendant quatre ans, j’ai vécu sans mémoire, avec l’effacement complet de tout ce qui assure l’identité de soi : les souvenirs d’enfance et d’adolescence, les évènements avec la famille et les copains, les connaissances apprises.

MC : Que voulez-vous dire ?

FRJ : Lors de la crise familiale qui a précédé le décès brutal de mes deux parents, j’ai constaté que ma mémoire se vidait pour devenir un écran blanc, un espace silencieux. Puis, avec horreur, au quotidien, j’ai vu se réduire progressivement ma capacité de mémorisation. Au plus fort du mal, je ne mémorisais que les dix dernières minutes vécues. Aucune étude, aucun métier, aucun projet ne m’était possible à entreprendre. J’étais tel du sable où tout s’efface à chaque nouvelle vague.

MC : Comment vous en êtes vous sorti ?

FRJ : Je ne m’en suis pas sorti à proprement parler. Mon ancienne identité ayant disparu, je me suis construit une nouvelle identité. En fait, disponible, j’ai pris plaisir à me bâtir des identités professionnelles successives, de façon à être au cœur des évolutions de la société française.

MC : Avez-vous été cette sorte de héros romanesque qui multiplie les déguisements et les aventures, pour le plus grand plaisir du lecteur ?

FRJ : Oui, je m’apparente à ce type de héros romanesque. Cependant, le roman reste à écrire !

MC : Quelles sont les évolutions de la société française dont vous avez été l’acteur et dont vous serez peut-être le futur narrateur ?

FRJ : Par exemple, la modélisation de nos désirs par la publicité, l’informatisation progressive de nos activités, de nos paroles et de nos pensées, la théâtralisation de notre servitude volontaire aux médias, aux marchands et aux entreprises !

MC : Comment situez-vous les performances de vos débuts et vos œuvres par rapport à vos identités changeantes ?

FRJ : Lorsque l’on n’a plus de faculté interne de mémorisation, des prothèses externes comme l’écriture ou l’image graphique sont vitales. Mes premières œuvres se caractérisent par des assemblages de phrases et d’images graphiques que j’organisais par rapport à une grammaire visuelle, sonore et spatiale. En 1972, à 21 ans, ma première tentative fut un petit roman intitulé "Chambres au delà des paysages" où je tentais de sauvegarder les quelques souvenirs qui me restaient encore.

En 1974, j'ai produit la performance « Déjour ci-git, désir s’y joue » à l'Université de Vincennes avec six chanteurs. Je l'ai conçu comme un opéra scandé par les sauts successifs à faire dans une marelle, et entrelaçant les prises de parole de six personnages : les amants-jumeaux, la mère, l'enfant, le mécrit, le peintre, le vieillard (dispositif exposé dans le livret rédigé en 2004). Je qualifierais ces identités comme des "Identités familliales".


Les mots y sont assemblés à la façon d'un collage surréaliste. Issue d'une mise en drame de l'adolescence, une vérité se dévoile dans le clair-obscur de la prédiction. Rétrospectivement, certains paragraphes clair-obscur m'apparaissent prémonitoires, ainsi celui-ci qui évoque - en 1974 - la volonté de l'Occident de relancer  l'Islam comme cavalcade conquérante du Croissant, afin de renforcer en écho la Résurrection christique :
parce que vous voulez la royale 
audience du cheval caval
cade insensée d'un croissant tweed en solde cela rappelle la résurrection

 Entre 1991 et 1998, « Eloge du silence » échelonne une série de brefs poèmes sur une ligne continue, ligne scandée par des images fantasmes, images où la couleur des choses s’efface. J'ai fait de la couleur la métaphore de la parole. Au moment où la parole déserte, où la couleur blanchit, il apparait des scansions, des rythmes, qui mémorisent des identités fuyantes. Ainsi, cette répétition ternaire d'abattants de WC illustre une identité scolaire basée sur la répétition journalière des rituels.



Mais il y a d'autres identités, par exemple celle de l'amoureux éconduit :

Le silence se replit comme un éventail
dans ta main le frisson
est une décision

Entre 1994 et 2004, « La mémoire du sable » combine une série de poèmes avec la désagrégation progressive d’un personnage en multiples grains de sable, suivie d’une reconstruction sous la forme d’une note de musique.

 

Je suis au bout du compte la surface miraculeuse
d'où la mer se retire effaçant chaque jour le passé
de la veille les blessures la vérité le mensonge le rève l'angoise
sont à égalité
miracle de l'oubli de tous les passés

En évoquant la musique, il me semble que je compare mes différentes identités successives aux différentes notes do, ré, mi, fa, sol, la, si .. avec l'espérance que je puisse les combiner de façon à créer une harmonie.


MC : Donc vos premières performances et vos livrets-poèmes explorent comment votre perte de mémoire est une expérience bénéfique : regarder de l'extérieur les fantasmes de votre famille, identifier les structures même de nos identités, se dissoudre pour renaître comme notes de musique.

FRJ : Oui, tout comme l'aveugle qui valorise les bruits, j'ai transformé mon absence de mémoire en opportunité pour développer de nouvelles sensibilités. C'est pourquoi j'ai d'abord visé un art total tel que l'opéra le réalise. Sur le plan formel, mes premières oeuvres tentent une mise en concordance de la chorégraphie des gestes, de la musique des paroles, du cinéma des images. D'ailleurs les techniques antiques de mémorisation peuvent s'analyser comme les prémisses de l' opéra puisqu'elles combinent la marche dans un bâtiment (le topoi, le lieu commun), l'évocation d'images frappantes, la musique du phrasé rhétorique !

MC : Cependant, le travail graphique de ces livrets qui restituent vos performances semble avoir pour fonction d'approcher des émotions assez violentes, tout en préservant la bienveillance du lecteur.

FRJ : Si l'on s'attache à la signification, il y a beaucoup de violence en circulation entre les acteurs de ces poèmes-performances. Toutes sortes de façon de réduire au silence, d'agresser, de blesser, de tuer sont mises en scène. C'est la fonction de l'art à la fois de plonger dans une situation et de mettre de la distance, afin de canaliser nos émotions, afin de nous mettre en position de nommer ce qui se passe. A ce propos, je dois mentionner que mes études en sémiologie se sont centrées sur la rhétorique. La rhétorique est une technique qui enrobe la violence d'une argumentation par des atours séduisants : des lieux communs partagés, des figures agréables, un rythme mélodieux.

MC : D'ailleurs, je note que votre doctorat de philosophie soutenu en 1984 a été consacré à l’emploi caché et très efficace des  lieux communs rhétoriques dans le développement des doctrines philosophiques. Cela a dû être une émotion fabuleuse de pouvoir mémoriser, à l’occasion de ce doctorat, tant de textes philosophiques, après une incapacité totale à se souvenir.

FRJ : Voilà mon expérience. Plus je parlais au psychanaliste que je rencontrais, plus j'effaçais mon passé. Plus je lisais les grands textes de la philosophie, plus je recouvrais une capacité à mémoriser. Je fais l’hypothèse que la capacité d’articulation de la philosophie m’a été bénéfique. Cela m'amène à contester le terme de « souvenir » pour décrire le processus de mémoire, terme qui insiste sur le « venir » de « ce qui est dessous ». Pour mieux caractériser ce processus de mémoire, j’insisterai sur le terme de « retenir ». Nous ne nous souvenons que de ce que nous sommes capables de tenir, de tenir de façon répétée, de re-tenir. Un souvenir peut se comparer une pièce de tissu cousue à d’autres pièces de tissu par une série de liens. L’important, ce n’est pas la pièce mais l’ajustement de la découpe dans l’habit et le maintien des fils dans le temps.

MC : Je trouve ici une piste vers vos sculptures de tissu, exposées dans une galerie du Marais en 2003. Elles ont été vécues comme déconcertantes par les visiteurs de cette exposition. Vous avez utilisé des tissus déjà investis par un usage, par une symbolique et pour la plupart d'entre eux, ayant un statut de rebut. Quel sens cela a-t-il de  donner à des bouts de tissu une seconde vie en les suspendant selon des torsions diverses au sein d'un cadre ?

FRJ : Cela m'est difficile de donner une réponse simple. De plus, je pense qu'il n' y art que lorsque l'oeuvre ouvre de nouvelles questions au fur et à mesure que des réponses sont apportées.

 
Torrents de la passion. 1,50m* 1m. 2003.

 Un des scénarios possibles serait celui-ci : considérons une pièce de tissu comme un potentiel limité de mémoire. Utilisons un cadre rectangulaire pour témoigner de la taille initiale du tissu. De facto, ce cadre figure notre vie comme un cycle de taille limitée. Deux opérations sont en interaction. D'abord, quand une relation à autrui imprime sa marque, entraine des plis autour de ce qui fait noeud, un vide apparait entre le tissu et le cadre.Ensuite, pour que le tissu tienne malgré ce vide périphérique, ces relations doivent fonctionner comme des liens qui attachent. Ces relations apparaissent alors selon une triple figuration. 1/ Elles forme plis et replis dans le tissu de notre mémoire. 2/ Elles sont cordages qui nous soutiennent. 3/ Elles se délimitent mutuellement le long du cadre de notre vie.

Ainsi, ce scénario propose une issue à une situation désespérée. Lorsque qu'il y a trop de plis, trop de vide, avec saturation des relations nouées, la solution est de couper tous les cordages, et de retendre une nouvelle pièce de tissu.

MC : Avec cette méthode de possibilité de nouvelle vie, vous proposez donc une alternative au cercle de l'éternel retour.



 Les serments du mariage. 1,50m*1m. 2003.

FRJ : On peut l'interpréter ainsi ! Voici un autre scénario. « Je » sont les autres ! "Je" sont les cordages qui assurent les liens et les noeuds nos relations avec les autres. Quand nos relations avec les autres sont fortes, le tissu se plisse et se repli autour des multiples nœuds créés par les liens. Quand les relations sont faibles, quand les nœuds sont espacés, le tissu se détend, flotte librement. Que se passe-t-il au début d'une relation qui, telle le mariage, se bâtit avec des serments. Le serment est un être paradoxal : il noue sans nouer, il annonce les futurs noeuds et une relation de plus en plus visible. Voici, dans la sculpture suivante faite avec de l'organza, comment j'ai représenté les serments : des noeuds libres au bout de cordages ayant de plus en plus de réserves, disposés le long d'un tissu quasi transparent dont le biais laisse apparaître des cordages à la tension de plus en plus visible.

MC : La métaphore entre un tissu plusieurs fois noué et durablement déformé et l’identité d’une personne est facile à admettre. Ce qui est déconcertant est qu’en représentant « les autres » par des liens s’élançant du pourtour d’un simple cadre en bois, liens pénétrant par des entailles faites au couteau, vous subvertissez la notion même de sculpture.Vous réduisez le sujet classique de la sculpture à n’être qu’un bout de chiffon, et vous dites que ce qu’il y a à sculpter, ce sont les dynamiques des liens qui, venant tout autour de nous, nous enlacent et nous structurent.

FRJ : Je peux vous suivre sur l'idée d'une nouvelle approche de la sculpture, qui m’amène à explorer, de même que beaucoup d’artistes contemporains les mises en scène possibles des tensions entre les forces de matériaux différents. Cependant, le cadre joue un role fonctionnel fondamental. Grâce à la retouche des photos de ces sculptures, voici à gauche la représentation de votre thèse : des liens qui surgissent du vide pour tendre le tissu.


Haut. Espoir au foulard.      Bas. Misère Noire.   1, 50 m*1m. 2003

Le cadre permet de donner la mesure d'ensemble, à partir de laquelle les départs de liens apparaissent comme des moments successifs. Grace au cadre, l'oeuvre trouve son rythme. Remarquez que dans la seconde sculpture - Misère noire - il y a deux rythmes, l'un sur le pourtour du cadre, l'autre interne au tissu.

MC : Pourtant, il nous vient d'Orient cette idée que la forme n'apparait que par rapport au vide. A la dualité vide / forme, vous ajoutez une seconde dualité cadre / tensions.

 FRJ : Selon moi, le vide est peuplé de tensions. Et si les tensions s'organisent entre elles par la forme qui leur est commune, il leur faut segmenter le vide par une région locale, région que figure ici le cadre.

MC : Intéressant ! Avez-vous déjà fait réagir des physiciens à votre conception de vides localisés ?

FRJ : Non, pas encore, mais vous m'en donnez l'idée. En fait, je crois que je retrouve ici l'ancienne physique chinoise qui considerait l'énergie comme un aller retour régulier entre une forme Yang et une forme Ying complémentaire entre elles.

MC : Par exemple, quel serait le pôle Yang et le pôle Ying dans vos sculptures ?

FRJ : Le Yin est décrit par les caractères féminins, la passivité, l’obscurité, la nuit, le calme et enfin la réceptivité. A l’opposé, le Yang se caractérise par le masculin, l’activité et la lumière. J'assimilerais le cadre au Yin, car le cadre n'est que support passif. Et je rapproche le tissu au Yang à cause de sa visibilité, de sa capacité à mettre en relief les circulations de la lumière. Ci-dessus, la  représentation côte à côte des sculptures montre qu'il faut compter avec la matérialité propre du tissu.Le rôle d'une matière comme le tissu est de cristaliser ces tensions sous une forme visuelle.

MC : Mais on pourrait aussi repérer que la dualité s'organise par l'opposition entre la discontinuité des tensions qui font rythme sur le cadre et la continuité matérielle du tissu.

FRJ : Peut-être. Je ne veux refuser aucune interprétation. Je peux même l'alimenter en montrant que deux logiques sont mise en oeuvre. D'une part, il y a la suite des liens sur le cadre, d'autre part la composition des noeuds sur le tissu qui s'organise selon un parallèpipède.



Mais je remarque que vous ne retenez que ce qui fait la simplicité d'une opposition, en oubliant ce qui est commun : l'énergie circulant entre la visibilité matérielle du tissu et le support apporté par le cadre.

MC : Avec cette notion de cadre, je commence à deviner ce qui peut s’identifier comme passage possible entre votre démarche artistique et vos activités professionnelles. Lorsque je considère vos différents métiers, ils ont en commun de mutualiser le cadre de l’action entre les différents collaborateurs de l’entreprise, de faciliter ce partage par des représentations comprises par tous, de mieux articuler le langage utilisé pour gérer ou manager.

FRJ : Effectivement, j’ai pris plaisir à faciliter le partage entre opérateurs, ingénieurs et managers, entre informaticiens et experts de métiers de représentations de problèmes à résoudre, de besoins à satisfaire, de scénarios d’évolution possibles. Mais revenons sur le terrain artistique.

MC : Prenons cependant le temps d’évoquer l’application www.cvscore.com qui selon vous permet à une personne de se construire une identité professionnelle cohérente. Cette application apparaît comme une suite logique de vos sculptures de tissu tendu par des liens ayant des tensions et des orientations diverses !

FRJ : C’est une remarque pertinente … Je considère que l’identité professionnelle est tel un habit cousu de multiples pièces de différents tissus, un grossier patchwork, dont certaines coutures béent et d’autres sont resserrées, surpiquant des replis. Avec www.cvscore.com je propose au personne de réorganiser leur habit, de redécouper et réarticuler les moments de leur expérience professionnelle, de coudre harmonieusement missions réalisées, compétences acquises et projet futur. Nous connaissions l’autoportrait en peinture qui affiche ses caractéristiques professionnelles et sociales, nous disposons maintenant de l’autoportrait numérique.

MC : Après cette exposition de 2003, vous avez réorienté votre travail vers des productions picturales qui se caractérisent par des géométries simples telles que le carré et une palette très colorée.

FRJ : La réaction de malaise et d'incompréhension à mes sculptures de tissus m'a amené à adopter des moyens d'expression plus classique : de la toile, des couleurs, des figures. Cependant, si j'ai reproduit la structure où au sein d'un cadre flotte une figure, la gamme chromatique m'a permis de renouveller la signification des éléments. Dans les sculptures, le vide apparaissant entre le cadre et le tissu, les structurait en termes opposés ; la forme des cordages devenait alors le symboles des liens entre le "Je" et les autres.

Sur la toile d'un seul tenant, la gamme des couleurs a introduit un espace de continuité entre le cadre et la figure, espace où peut s'exprimer une respiration.Voici le premier des tableaux de la série "Fenêtres" peints en 2004-05.

 Fenêtre 1. 2005.

Il apparait la conjonction de deux phénomènes remarquables. 1/ la figure orange centrale semble battre selon une oscillation qui l'amène près des yeux, puis qui la tire en retrait dans ce qui serait le "fond" du tableau. 2/ Au cours de cette oscillation se développe une vibration dans la couleur complémentaire à l'orange, le vert.

MC : Comment expliquez-vous ces illusions d'optique ?

FRJ : Ce ne sont pas des illusions. Les couleurs sont des ondes vibratoires qui activent notre oeil, et initient des opérations de structuration de l'espace. Une couleur sera ressentie comme plus ou moins proche. Comme le jaune est ressenti comme proche, le jaune du tableau semble tracter la figure orange vers l'avant.Par contre, la couleur verte réveille la couleur rouge. Le rouge est interprété par l'oeil comme une couleur ayant une place fixe, comme étant un centre de stabilité. Aussi, la figure orange semble comme "être remise à sa place", au milieu du tableau.

MC : Si nous nous refèrons à l'équivalence entre tableau et mémoire, comment se transforme votre scénario initial ?

FRJ : Que devient mon scénario ? Il me semble que mon scénario enrichit mon appréciation de la mémoire. Les notions d'oubli et de souvenir se complexifient. Si, dans le tableau précédent, l'on pose l'équivalence entre l'oubli et la couleur jaune, on voit que l'oubli est un vecteur actif de la mise en avant des souvenirs. Le cadre s'est developpé en une bande large sur le pourtour du tableau, résorbant ce qui était le vide. Les cordages apparaissent dans ce large pourtour comme des navettes fugitives contruisant une chaîne au sein d'une trame.

MC : Je vous interromps. Trame, chaîne et navette connotent la fabrication du tissu. Il semblerait que le tissu ne soit plus affiché comme symbole de l'identité actuelle, mais, placé en position de cadre, devienne comme la matière de toutes vos identités possibles. Auparavant, les cordages étaient tels qu'en les coupant, vous disiez changer facilement d'identité de référence. Chaînes au sein d'une trame, quand les cordages sont coupés, il y a comme du mou dans l'identité, mais celle-ci se maintient.

FRJ : Je vous accorde ce point. En fait, nos identités sont des étiquettes sociales. Changer l'étiquette d'un pot ne change pas le contenu du pot. En étendant le cadre du tableau en un un large pourtour de tissage, j'exprime un message de l'ordre du manifeste. La mémoire est une étendue, une matière qui va bien au delà de nos souvenirs associés à telle ou telle identité. C'est le tissage continu de nos identités. La mémoire serait tel un tissu dynamique qui, un temps,  met en avant nos souvenirs et de l'autre, les met en retrait pour permettre de nouveaux souvenirs.

MC : Comme philosophe, connaissez-vous ce passage où Descartes compare la mémoire à un morceau de cire qui retient l'empreinte d'un souvenir le temps qu'un nouveau souvenir imprime une nouvelle marque ?
 
FRJ : Bien sûr, ce passage est célèbre. Ce rappel est pertinent. Ma nouvelle conception de la mémoire comme tissu indique que rien ne s'oublie, car l'ancien fil, tenu dans la trame, est juste mis en retrait pour laisser entrer le nouveau souvenir. Puis le nouveau souvenir devient à son tour un fil retissé, recombiné. Cela suppose que la mémoire anticipe le souvenir. C'est ce que les physiciens appellent l'avance de phase.

Je vous propose une petite expérience d'avance de phase. D'un coté, il y a ce tableau "Le soleil est mon ami"(peint en 2006), de l'autre la photo d'un coucher de soleil concret. Le tableau fournit  la structure colorée du coucher de soleil. Cette structure colorée permet de regarder le coucher de soleil, et, s'il n'y avait pas de photo, de s'en donner un souvenir.


"Le soleil est mon ami". 2006 . Tableau exposé dans le showrom de la société Orythie, à Paris.

MC : La mise côte à côte du tableau et du coucher de soleil est très convaincante !

FRJ : Ce tableau est une matrice de mémoire visuelle, qui en organisant les couleurs dans un système de valeurs complémentaires, donne la possibilité de se souvenir de ce coucher de soleil. Ce système de valeurs se construit à partir de la gamme chromatique.

MC : Nous avons une objection. La couleur complémentaire verte n'apparait pas dans la photo.

FRJ : Si, elle apparait imperceptiblement autour du soleil. Mais l'essentiel est que structurellement, l'oeil ne voit le rouge que sur un fond vert. Fixez longtemps une tâche rouge, vous verrez apparaitre du vert. Vous doutez ? Considérez la progression de la figure colorée ci-dessous, qui a subi plusieurs fois une opération de mise en contraste. Autour de la valeur rouge apparait une vibration verte.
MC : Quel est votre projet actuel ? Etes-vous en train de faire une recension de l'ensemble de nos possibilités de mémoire ? De ce que vous appellez nos "matrices actives de mémoire"

FRJ : Effectivement, je commence une démarche de l'ordre de la recension. Mais il ne s'agit plus de ce que nous voyons à la fenêtre ou de vues exceptionnelles comme celles d'un coucher de soleil. Je m'intéresse aujourd'hui à des images-icones, à des aimages qui synthétisent à la fois nos concepts et nos expériences visuelles. Ainsi, dans une séries de tableaux explorant l'expérience mentale et pratique de la vie en réseau (réseau Internet, réseau de mobilité, réseau politique, etc), je me suis intéressé à la mise en réseau des pays via le concept de l'Olympisme. Voici le tableau qui en résulte :


Voyages Olympiques. 2006. 2m*1m.

Je vous laisse le regarder. Laissons faire nos regards, laissons faire nos mémoires.










lundi 12 octobre 2009

A Paris, le secret dévoilé de Mark Rothko

Au 5 cité Riverin à Paris (10ème), il est possible de voir jusqu'à fin octobre 2009 des tableaux de l'étape jusqu'ici méconnue qui a précédé les tableaux dits "classiques" de Mark Rothko.

Nous connaissons tous les surfaces colorées vibrantes, expansives, nuageuses, entrelacées qui ont rendues Mark Rothko célèbre. Par exemple, celle-ci :

 Mark Rothko, Rust and Blue. 1953, Los Angeles, The Museum of Contemporary Art, The Panza Collection.

Maintenons, considérons le point de départ d'un chemin qui mènerait à ces surfaces : des figures humaines disposées horizontalement les unes à coté des autres,  via des espaces verticaux rectangulaires. Les personnes y apparaissent comme des "bâtons rigides", rigidité s'expliquant par les contraintes d'un espace social. Par exemple, dans l'espace du métro, nous avons l'exemple de ces personnes bâtons, qui évoquent des insectes filiformes :

 Mark Rothko, Underground ,Fantasy [Subway],c. 1940, National Gallery of Art Gift of The Mark Rothko Foundation, Inc., 1986.43.130 

 Mark Rothko refusant de s'expliquer précisément, diverses supputations ont été faites sur son évolution vers de larges aplats colorés. Nous suggérons que la sortie de cet univers de contraintes sociales s'est faite via la thématique du "bâton magique". Nous savons l'importance du magique, du mythique, de l'énergie pour ce peintre.

Nous savons également que  Mark Rothko a enseigné l'expression picturale aux enfants. La première expression de l'enfant est le trait. L'enjeu pédagogique est d'aider l'enfant à transformer le trait en un aplat coloré. La phase intermédiaire est la figure du bâton qui permet d'élargir le trait, le gonfler, le nourrir d'énergie.

La personne-trait en devenant personne bâton transforme sa relation au monde : elle peut absorber de l'énergie, occuper pleinement son espace, et même déborder son espace pour rencontrer les autres personnes. Qui n'a pas utilisé dans son enfance de bâton ou de baguette magique ?

Voici un tableau présentant un premier état de ces personnes-bâtons :

Francis Raphaël Jacq / Colored sticks. 2007

Cette composition en bâtons expansifs - en énergies dynamiques - apparait comme "le chainon manquant" témoignant et expliquant l'évolution de Mark Rothko.

En effet, elle crée la possibilité de rencontres entre les personnes sans appauvrissements énergétiques mutuels.

Cette possibilité ne pouvait pas exister dans une composition par formes avec interactions directes.

Considérons les juxtapositions d'aplats colorés qui suivent : ce sont des rencontres par frottements qui sont la conséquence de simples expansions. La rencontre n'est une conséquence d' énergies sans finalités : chaque aplat s'étend avec sa logique propre.
 
 Mark Rothko. "Number 9".1948. National Gallery

L'enjeu réside alors dans la rencontre à distance : la rencontre se fait par vibration, entrelacement des énergies où chaque énergie préserve son vibrato propre (sa longueur d'onde) tout en acceptant les harmoniques induites par les vibratos des autres aplats.

Voici un tableau montant comment les bâtons deviennent des aplats vibratoires, des "rencontres sans rencontres" grâce à l'acceptation des vibrations envoyées par les bâtons environnants :

Francis Raphaël Jacq / Colored musics. 2007

Enfin la phase ultime est d'harmoniser les aplats colorés selon les vibrations harmoniques.

Entre les bâtons, les vibrations se développent horizontalement. Afin que les aplats se transforment complètement en rencontres harmoniques, il est nécessaire de les basculer dans l'horizontalité. Gagnant en puisance de figuration, les vibratos et leurs harmoniques doivent être réduits en nombre afin d'éviter la cacophonie.

Par exemple, en transformant les quatre bâtons précédents - bâtons horizontaux de couleurs contrastées - en trois aplats horizontaux, Mark Rothko crée un monde d'énergies en développement propre, aux rencontres mutuellement fructueuses et harmonieuses. Le tableau précédent se transforme par la suppression du bâton rose, tout en préservant son effet vibratoire sur le bâton noir, qui devient alors légèrement pourpre.


Par cette transformation à l'horizontale et l'abandon de la figure du bâton, le tableau change de nature : il devient espace où se cotoient trois peaux pulsatiles où se déployent en chacune les vibrations harmoniques induites par les deux autres peaux. Le tableau devient musique pure.

Pour découvrir le secret de Mark Rothko, je vous propose donc de venir regarder ces "mythiques tableaux  bâtons" ces jours-ci à Paris dans le showroom de la société Orythie.

Spécialisée dans les études d'accoustique et d'hydraulique, la société Orythie est un parrain bien trouvé pour l'exhibition du secret de Mark Rothko



Quelle est la modernité de ma démarche ?

Ma démarche artistique prend le contre pied de la tendance actuelle qui est l'accumulation sur un même support de différentes images, qui est l'addition sur un même support de plusieurs gestes de découper/coller. C'est la transposition au plan de l'art de notre ambiance contemporaine saturée par le souci de l'ordre, des rapports de force, de la "visibilité qui en impose".

Au contraire, "je m'efforce à un moins de force", "j'invite à une acceptation de l'entropie, du un-peu-plus-de-désordre". A coté d'une écologie des ressources, je propose une "écologie des images".

Aussi ma démarche est plutôt de prendre une image, d'ouvrir ses potentiels de forme et de couleur et laisser s'écouler, laisser se diffuser les formes et les couleurs.

Je suis philosophe de formation. La philosophie distingue entre l' Etant, constitué par les activités et les technologies, et l'Etre qui est une attitude de disponibilité à ce "moment de vie" où le sens devient ambigu, équivoque, hyperbolique. Le moment où dans les possibles connus, s'ouvre une fenêtre vers l'im-possible. C'est im-possible, et pourtant, j'y suis, j'y chemine.

Chacun de mes tableaux est un témoignage de mon cheminement dans l'im-possible.