samedi 30 mars 2013

Heidegger : la question de la technique


Martin Heidegger  / Essais et conférences [1953] (Éd. Gallimard, trad. André Préau, 1958, p. 9-48)

Dans ce qui suit nous questionnons au sujet de la technique. Questionner, c’est travailler à un chemin, le construire. C’est pourquoi il est opportun de penser avant tout au chemin et de ne pas s’attacher à des propositions ou appellations particulières. Le chemin est un chemin de la pensée. Tous les chemins de la pensée conduisent, d’une façon plus ou moins perceptible et par des passages inhabituels, à travers le langage. Nous questionnons au sujet de la technique et voudrions ainsi préparer un libre rapport à elle. Le rapport est libre, quand il ouvre notre être (Dasein) à l’essence (Wesen) de la technique. Si nous répondons à cette essence, alors nous pouvons prendre conscience de la technicité dans sa limitation.

La technique n’est pas la même chose que l’essence de la technique. Quand nous recherchons l’essence de l’arbre, nous devons comprendre que ce qui régit tout arbre en tant qu’arbre n’est pas lui-même un arbre qu’on puisse rencontrer parmi les autres arbres.

De même l’essence de la technique n’est absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notre rapport à l’essence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons à nous représenter la technique et à la pratiquer, à nous en accommoder ou à la fuir. Nous demeurons partout enchaînés à la technique et privés de liberté, que nous l’affirmions avec passion ou que nous la niions pareillement. Quand cependant nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de l’essence de la technique.

On a longtemps enseigné que l’essence d’une chose est ce que cette chose est. Nous questionnons au sujet de la technique, quand nous demandons ce qu’elle est. Un chacun connaît les deux réponses qui sont faites à cette question. D’après l’une, la technique est le moyen de certaines fins. Suivant l’autre, elle est une activité de l’homme. Ces deux manières de caractériser la technique sont solidaires l’une de l’autre. Car poser des fins, constituer et utiliser des moyens, sont des actes de l’homme. La fabrication et l’utilisation d’outils, d’instruments et de machines font partie de ce qu’est la technique. En font partie ces choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, et aussi les besoins et les fins auxquels elles servent. L’ensemble de ces dispositifs est la technique. Elle est elle-même un dispositif (Einrichtung), en latin un instrumentum.

La représentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, peut donc être appelée la conception instrumentale et anthropologique de la technique.

Qui voudrait nier qu’elle soit exacte ? Elle se conforme visiblement à ce que l’on a sous les yeux lorsqu’on parle de technique. La conception instrumentale de la technique est même exacte d’une façon si peu rassurante qu’elle est aussi applicable à la technique moderne, dont on affirme d’ailleurs, avec un certain droit, que par rapport à la technique artisanale antérieure elle est quelque chose de tout à fait autre, donc de nouveau. Une centrale électrique, elle aussi, avec ses turbines et ses dynamos, est un moyen construit par l’homme pour une fin posée par l’homme. L’avion à réaction, la machine à haute fréquence, sont des moyens pour des fins. Naturellement une station de radar est moins simple qu’une girouette. Naturellement, la construction d’une machine à haute fréquence exige le jeu combiné de différents procédés de la technique industrielle. Naturellement, une scierie travaillant dans une vallée perdue de la Forêt-Noire est un moyen primitif, comparée à la centrale électrique du Rhin.

Il demeure exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins. C’est pourquoi la conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour placer l’homme dans un rapport juste à la technique. Le point essentiel est de manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen. On veut, comme on dit, « prendre en main » la technique et l’orienter vers des fins « spirituelles ». On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme.

Mais supposons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen : quelles chances restent alors à la volonté de s’en rendre maître ? Nous disions pourtant que la conception instrumentale de la technique était exacte ; et elle l’est bien aussi. La vue exacte observe toujours, dans ce qui est devant nous, quelque chose de juste. Mais, pour être exacte, l’observation n’a aucun besoin de dévoiler l’essence de ce qui est devant nous. C’est là seulement où pareil dévoilement a lieu que le vrai se produit. C’est pourquoi ce qui est simplement exact n’est pas encore le vrai. Ce dernier seul nous établit dans un rapport libre à ce qui s’adresse à nous à partir de sa propre essence. La conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle donc pas encore son essence. Afin de parvenir jusqu’à celle-ci ou du moins de nous en approcher, il nous faut chercher le vrai à travers l’exact. Il nous faut demander : qu’est-ce que le caractère instrumental lui-même ? De quoi relèvent des choses telles qu’un moyen et une fin ? Un moyen est ce par quoi quelque chose est opéré et ainsi obtenu. Ce qui a un effet comme conséquence, on l’appelle cause. Mais ce par le moyen de quoi une autre chose est opérée n’est pas seul à être une cause. La fin, selon laquelle la nature des moyens est déterminée, est aussi regardée comme cause. La où des fins sont recherchées et des moyens utilisés, où l’instrumentalité est souveraine, là domine la causalité.

Depuis des siècles, la philosophie enseigne qu’il y a quatre causes : 1e la causa materialis, la matière avec laquelle, par exemple, on fabrique une coupe d’argent ; 2e la causa formalis, la forme, dans laquelle entre la matière ; 3e la causa finalis, la fin, par exemple le sacrifice, par lequel sont déterminées la forme et la matière de la coupe dont on a besoin ; 4e la causa efficiens, celle qui produit l’effet, la coupe réelle achevée : l’orfèvre. Ce qu’est la technique, représentée comme moyen, se dévoilera lorsque nous aurons ramené l’instrumentalité à la quadruple causalité.

Mais si la causalité, de son côté, cachait dans l’obscurité ce qu’elle est ! À vrai dire, depuis des siècles, on fait comme si la doctrine des quatre causes était une vérité tombée du ciel et qu’elle fût claire comme le jour. Le moment, toutefois, pourrait être venu de demander : pourquoi y a-t-il précisément quatre causes ? quand on parle d’elles, que veut dire à proprement parler le mot « cause » ? À partir de quoi le caractère causal des quatre causes se détermine-t-il d’une façon si une qu’elles soient solidaires les unes des autres ?

Aussi longtemps que nous n’attaquons pas ces questions, la causalité, et avec elle l’instrumentalité, et avec celle-ci la conception courante de la technique, demeurent obscures et flottantes.

La coutume, depuis longtemps, est de représenter la cause comme ce qui opère. Opérer veut dire alors : obtenir des résultats, des effets. La causa efficiens, l’une des quatre causes, marque la causalité d’une façon déterminante. Cela va si loin que l’on ne compte plus du tout la causa finalis, la finalité, comme rentrant dans la causalité. Causa, casus se rattachent au verbe cadere, tomber, et signifient ce qui fait en sorte que quelque chose dans le résultat « échoie » de telle ou telle manière. La doctrine des quatre causes remonte à Aristote. Cependant tout ce que les époques ultérieures cherchent chez les Grecs sous la représentation et l’appellation de « causalité » n’a, dans le domaine de la pensée grecque et pour elle, rien de commun avec l’opérer et l’effectuer. Ce que nous nommons cause (Ursache), ce que les Romains appelaient causa, se disait chez les Grecs αιτιον : ce qui répond d’une autre chose. Les quatre causes sont les modes, solidaires entre eux, de l’« acte dont on répond » (Verschulden). Un exemple peut éclairer ceci.

L’argent est ce de quoi la coupe d’argent est faite. En tant que cette matière (υλη), il est co-responsable de la coupe. Celle-ci doit à l’argent ce de quoi elle est faite, elle l’a grâce à lui. Mais elle ne reste pas seulement redevable envers l’argent. En tant que coupe, ce qui est redevable envers l’argent apparaît sous l’aspect extérieur d’une coupe, et non sous celui d’une agrafe ou d’un anneau. Il est donc en même temps redevable à l’aspect (ειδος) de sa forme de coupe. L’argent, dans lequel est entré l’aspect d’une coupe, l’aspect, sous lequel apparaît la chose d’argent, sont tous deux, à leur manière, co-responsables de la coupe sacrificielle.

Un troisième facteur, cependant, demeure avant tout responsable de la coupe. C’est ce qui l’inclut au préalable dans le domaine de la consécration et de l’offrande. Elle est ainsi définie comme chose sacrificielle. Ce qui dé-finit termine la chose. La chose ne cesse pas avec cette « fin », mais commence à partir d’elle comme ce qu’elle sera après la fabrication. Ce qui en ce sens termine et achève se dit en grec τελος, mot qu’on traduit trop fréquemment par « but » et « fin » et qu’ainsi on interprète mal. Le τελος est responsable de ce qui comme matière et de ce qui comme aspect est co-responsable de la coupe sacrificielle.

Un quatrième facteur enfin répond aussi de la présence et de la disponibilité de la coupe sacrificielle achevée : c’est l’orfèvre ; mais nullement en ceci que par son opération il produit la coupe sacrificielle achevée comme effet d’une fabrication : nullement en tant que causa efficiens.

La doctrine d’Aristote ne connaît pas la cause que ce nom désigne, pas plus qu’elle n’emploie un terme grec correspondant.

L’orfèvre considère et il rassemble les trois modes mentionnés de l’« acte dont on répond » (Verschulden). Considérer (überlegen) se dit en grec λεγειν, λογος et repose dans l’αποφαινεσθαι, dans le faire-apparaître. L’orfèvre est co-responsable comme ce à partir de quoi la pro-duction et le reposer-sur-soi de la coupe sacrificielle trouvent et conservent leur première émergence. Les trois modes précités de l’« acte dont on répond » doivent à la réflexion de l’orfèvre d’apparaître et d’entrer en jeu dans la production de la coupe ; ils lui doivent aussi la manière dont ils le font.

La coupe sacrificielle, présente et à notre disposition, est ainsi régie par les quatre modes de l’« acte dont on répond ». Ils diffèrent entre eux et sont pourtant solidaires les uns des autres. Qu’est-ce qui les unit au préalable ? Dans quel milieu joue le jeu concerté des quatre modes de l’« acte dont on répond » ? D’où provient l’unité des quatre causes ? Que veut dire, pensé à la grecque, cet « acte dont on répond » ?

Nous autres, hommes d’aujourd’hui, inclinons trop facilement à comprendre l’« acte dont on répond » en mode moral, comme un manquement ou encore à l’interpréter comme une sorte d’opération. Dans les deux cas, nous nous fermons le chemin conduisant vers le sens premier de ce qu’on a appelé plus tard « causalité ». Aussi longtemps que ce chemin ne s’ouvre pas à nous, nous n’apercevons pas non plus ce qu’est proprement cette instrumentalité qui repose dans la causalité.

Pour nous prémunir contre ces fausses interprétations de l’« acte dont on répond », nous éclairerons ses quatre modes en partant de ce dont ils ont à répondre. Pour reprendre notre exemple, ils répondent de ceci que la coupe d’argent est devant nous et à notre disposition comme chose servant au sacrifice. Être devant et à la disposition (υποκεισθαι) caractérisent la présence d’une chose présente (das Anwesen eines Anwesenden). Les quatre modes de l’acte dont on répond conduisent quelque chose vers son « apparaître ». Ils le laissent advenir dans l’« être-près-de » (An-wesen). Ils le libèrent dans cette direction et le laissent s’avancer (lassen… an), à savoir dans sa venue parfaite. L’acte dont on répond a le trait fondamental de ce laisser-s’avancer dans la venue. Au sens d’un pareil laisser-s’avancer, l’acte dont on répond est le « faire-venir » (Ver-an-lassen). Considérant le sentiment qu’avaient les Grecs de l’« acte dont on répond », de l’αιτια, nous donnons maintenant au mot ver-an-lassen un sens plus large (que le sens habituel), de façon que ce mot exprime l’essence de la causalité telle que les Grecs la pensaient. Au contraire, la signification courante et plus étroite d’« occasionner » n’évoque rien de plus qu’un choc initial et un déclenchement et désigne une sorte de cause secondaire dans l’ensemble de la causalité.

Dans quel domaine, cependant, joue le jeu concerté des quatre modes du « faire-venir » ? Ce qui n’est pas encore présent, ils le laissent arriver dans la présence. Ainsi sont-ils régis d’une façon une par un conduire, qui conduit une chose présente dans l’« apparaître ». Dans une phrase du Banquet (205b), Platon nous dit ce qu’est cet acte de conduire :

η γαρ τοι εκ του μη οντος εις το ον ιοντι οτωουν αιτια πασα εστι ποιησις.

« Tout faire-venir (Veranlassung), pour ce — quel qu’il soit — qui passe et s’avance du non-présent dans la présence, est ποιησις, est pro-duction (Her-vor-bringen). »

Le point essentiel est que nous prenions la pro-duction dans toute sa portée et en même temps au sens des Grecs. Une pro-duction, ποιησις, n’est pas seulement la fabrication artisanale, elle n’est pas seulement l’acte poétique et artistique qui fait apparaître et informe en image. La φυσις par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une pro-duction, est ποιησις. La φυσις est même ποιησις au sens le plus élevé. Car ce qui est présent φυσει a en soi (εν εαυτω) (cette possibilité de) s’ouvrir (qui est impliquée dans) la pro-duction, par exemple (la possibilité qu’a) la fleur de s’ouvrir dans la floraison. Au contraire, ce qui est pro-duit par l’artisan ou l’artiste, par exemple la coupe d’argent, n’a pas en soi (la possibilité de) s’ouvrir (impliquée dans) la pro-duction, mais il l’a dans un autre (εν αλλω), dans l’artisan ou dans l’artiste.

Les modes du faire-venir, les quatre causes, jouent donc à l’intérieur de la pro-duction. C’est par celle-ci que, chaque fois, vient au jour aussi bien ce qui croît dans la nature que ce qui est l’œuvre du métier ou des arts.

Mais comment a lieu la pro-duction, soit dans la nature, soit dans le métier ou dans l’art ? Qu’est-ce que le pro-duire, dans lequel joue le quadruple mode du faire-venir ? Le faire-venir concerne la présence de tout ce qui apparaît au sein du pro-duire. Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non caché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vor-bringen) a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement. Les Grecs ont pour ce dernier le nom d’αληθεια, que les Romains ont traduit par veritas. Nous autres Allemands disons Wahrheit (vérité) et l’entendons habituellement comme l’exactitude de la représentation.

Où nous sommes-nous égarés ? Nous demandions ce qu’est la technique et sommes maintenant arrivés devant l’αληθεια, devant le dévoilement. En quoi l’essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement ? Réponse : en tout. Car tout « pro-duire » se fonde dans le dévoilement. Or, celui-ci rassemble en lui les quatre modes du faire-venir — la causalité — et les régit. Dans son domaine rentrent les fins et les moyens, et aussi l’instrumentalité. Celle-ci passe pour être le trait fondamental de la technique. Si, précisant peu à peu notre question, nous demandons ce qu’est proprement la technique entendue comme moyen, alors nous arrivons au dévoilement. En lui réside la possibilité de toute fabrication productrice.

Ainsi la technique n’est pas seulement un moyen : elle est un mode du dévoilement. Si nous la considérons ainsi, alors s’ouvre à nous, pour l’essence de la technique, un domaine tout à fait différent. C’est le domaine du dévoilement, c’est-à-dire de la véri-té ( Wahr-heit).

Cette perspective nous étonne. Il faut aussi qu’elle nous étonne, le plus longtemps possible, et d’une manière si pressante que nous prenions enfin au sérieux la simple question : que dit donc le mot de « technique » ? Le mot vient de grec : τεχνικον désigne ce qui appartient à la τεχνη. Quant au sens de ce dernier mot, nous devons tenir compte de deux points. D’abord τεχνη ne désigne pas seulement le « faire » de l’artisan et son art, mais aussi l’art au sens élevé du mot et les beaux-arts. La τεχνη fait partie du pro-duire, de la ποιησις ; elle est quelque chose de « poiétique ».

L’autre point à considérer au sujet du mot τεχνη est encore plus important. Jusqu’à l’époque de Platon, le mot τεχνη est toujours associé au mot επιστημη. Tous deux sont des noms de la connaissance au sens le plus large. Ils désignent le fait de pouvoir se retrouver en quelque chose, de s’y connaître. La connaissance donne des ouvertures. En tant que telle, elle est un dévoilement. Dans une étude particulière (Eth. Nic., VI, ch. 3 et 4), Aristote distingue l’επιστημη et la τεχνη, et cela sous le rapport de ce qu’elles dévoilent et de la façon dont elles le dévoilent. La τεχνη est un mode de l’αληθευειν. Elle dévoile ce qui ne se pro-duit pas soi-même et n’est pas encore devant nous, ce qui peut donc prendre, tantôt telle apparence, telle tournure, et tantôt telle autre. Qui construit une maison ou un bateau, qui façonne une coupe sacrificielle dévoile la chose à pro-duire suivant les perspectives des quatre modalités du « faire-venir ». Ce dévoilement rassemble au préalable l’apparence extérieure et la matière du bateau ou de la maison, dans la perspective de la chose achevée et complètement vue, et il arrête à partir de là les modalités de la fabrication. Ainsi le point décisif, dans la τεχνη, ne réside aucunement dans l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation de moyens, mais dans le dévoilement dont nous parlons. C’est comme dévoilement, non comme fabrication, que la τεχνη est une pro-duction.

Il suffit ainsi de montrer ce que dit le mot τεχνη et comment les Grecs concevaient ce qu’il désigne pour que nous soyons conduits vers la même connexion qui s’est révélée à nous, lorsque nous recherchions ce qu’était en vérité l’instrumentalité en tant que telle.

La technique est un mode du dévoilement. La technique déploie son être (west) dans la région où le dévoilement et la non-occultation, où αληθεια, où la vérité a lieu.

À cette détermination de la région où doit être cherchée l’essence de la technique, on peut objecter qu’elle est certes valable pour la pensée grecque et qu’à mettre les choses au mieux elle convient pour la technique artisanale, mais qu’elle n’est pas applicable à la technique moderne, qui est motorisée. Or, c’est elle précisément (la technique moderne) et elle seule l’élément inquiétant qui nous pousse à demander ce qu’est « la » technique. On dit que la technique moderne est différente de toutes celles d’autrefois, au point de ne pouvoir leur être comparée, parce qu’elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature. Entre temps, on a vu clairement que l’inverse aussi était vrai : la physique moderne, en tant qu’expérimentale, dépend d’un matériel technique et est liée aux progrès de la construction des appareils. Cette relation réciproque de la technique et de la physique est bien exacte ; mais la constatation qui en est faite demeure une simple constatation « historique » de faits et elle ne nous dit rien du fondement de cette relation réciproque. La question décisive demeure pourtant : quelle est donc l’essence de la technique moderne, pour que celle-ci puisse s’aviser d’utiliser les sciences exactes de la nature ?

Qu’est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C’est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu’il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.

Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la ποιησις. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler.

Une région, au contraire, est pro-voquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle, la culture des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture (Bestellen) d’un autre genre, qui requiert (stellt) la nature. Il la requiert au sens de la pro-vocation. L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. L’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique.

Le « requérir », qui pro-voque les énergies naturelles, est un « avancement » (ein Fördern) en un double sens. Il fait avancer, en tant qu’il ouvre et met au jour. Cet avancement, toutefois, vise au préalable à faire avancer une autre chose, c’est-à-dire à la pousser en avant vers son utilisation maximum et aux moindres frais. Le charbon extrait (gefördert) dans le bassin houiller n’est pas « mis là » pour qu’il soit simplement là et qu’il soit là n’importe où. Il est stocké, c’est-à-dire qu’il est sur place pour que la chaleur solaire emmagasinée en lui puisse être « commise ». Celle-ci est provoquée à livrer une forte chaleur, laquelle est commise (bestellt) à la livraison de la vapeur, dont la pression actionne un mécanisme et par là maintient une fabrique en activité.

La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l’élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l’opposition qui apparaît entre les deux intitulés : « Le Rhin », muré dans l’usine d’énergie, et « Le Rhin », titre de cette œuvre d’art qu’est un hymne de Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande (bestellbar), l’objet d’une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie des vacances.

Le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d’une interpellation (Stellen) au sens d’une pro-vocation. Celle-ci a lieu lorsque l’énergie cachée dans la nature est libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé à son tour réparti et le réparti à nouveau commué. Obtenir, transformer, accumuler, répartir, commuer sont des modes du dévoilement. Mais celui-ci ne se déroule pas purement et simplement. Il ne se perd pas non plus dans l’indéterminé. Le dévoilement se dévoile à lui-même ses propres voies, enchevêtrées de façons multiples, et il se les dévoile en tant qu’il les dirige. La direction elle-même, de son côté, est partout assurée. Direction et assurance (de direction) sont même les traits principaux du dévoilement qui provoque.

Maintenant quelle sorte de dévoilement convient à ce qui se réalise par l’interpellation pro-voquante ? Ce qui se réalise ainsi est partout commis à être sur-le-champ au lieu voulu, et à s’y trouver de telle façon qu’il puisse être commis à une commission ultérieure. Ce qui est ainsi commis a sa propre position-et-stabilité (Stand). Cette position stable nous l’appelons le « fonds » (Bestand). Le mot dit ici plus que stock et des choses plus essentielles. Le mot « fonds » est maintenant promu à la dignité d’un titre. Il ne caractérise rien de moins que la manière dont est présent tout ce qui est atteint par le dévoilement qui pro-voque. Ce qui est là (steht) au sens du fonds (Bestand) n’est plus en face de nous comme objet (Gegenstand).

Mais un avion commercial, posé sur sa piste de départ, est pourtant un objet ! Certainement. Nous pouvons nous représenter ainsi cet engin. Mais alors il cache ce qu’il est et la façon dont il est. Sur la piste où il se tient, il ne se dévoile comme fonds que pour autant qu’il est commis à assurer la possibilité d’un transport. Pour cela il faut qu’il soit commissible, c’est-à-dire prêt à s’envoler, et qu’il le soit dans toute sa construction, dans chacune de ses parties. (Ce serait ici le lieu d’examiner la définition que Hegel donne de la machine, à savoir un instrument indépendant. Du point de vue de l’instrument artisanal, cette caractérisation est exacte. Mais ainsi justement la machine n’est pas pensée à partir de l’essence de la technique, dont pourtant elle relève. Du point de vue du fonds, la machine est absolument dépendante ; car elle tient son être uniquement d’une commission donnée à du commissible.)

Si en ce moment, où nous tentons de montrer la technique moderne comme le dévoilement qui provoque, les expressions « interpeller », « commettre », « fonds » s’imposent à nous et s’accumulent d’une manière sèche, uniforme, donc ennuyeuse, ce fait a sa raison d’être dans le sujet qui est en question.

Qui accomplit l’interpellation pro-voquante, par laquelle ce qu’on appelle le réel est dévoilé comme fonds ? L’homme, manifestement. Dans quelle mesure peut il opérer un pareil dévoilement ? L’homme peut sans doute, de telle ou telle façon, se représenter ou façonner ceci ou cela, ou s’y adonner ; mais il ne dispose point de la non-occultation dans laquelle chaque fois le réel se montre ou se dérobe. Si depuis Platon le réel se montre dans la lumière d’idées, ce n’est pas Platon qui en est cause. Le penseur a seulement répondu à ce qui se déclarait à lui.

C’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà pro-voqué à libérer les énergies naturelles que ce dévoilement qui commet peut avoir lieu. Lorsque l’homme y est pro-voqué, y est commis, alors l’homme ne fait-il pas aussi partie du fonds, et d’une manière encore plus originelle que la nature ? La façon dont on parle couramment de matériel humain, de l’effectif des malades d’une clinique, le laisserait penser. Le garde forestier qui mesure le bois abattu et qui en apparence suit les mêmes chemins et de la même manière que le faisait son grand-père est aujourd’hui, qu’il le sache ou non, commis par l’industrie du bois. Il est commis à faire que la cellulose puisse être commise et celle-ci de son côté est provoquée par les demandes de papier pour les journaux et les magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l’opinion publique, pour qu’elle absorbe les choses imprimées, afin qu’elle-même puisse être commise à une formation d’opinion dont on a reçu la commande. Mais justement parce que l’homme est pro-voqué d’une façon plus originelle que les énergies naturelles, à savoir au « commettre », il ne devient jamais pur fonds. En s’adonnant à la technique, il prend part au commettre comme à un mode du dévoilement. Or, la non-occultation elle-même, à l’intérieur de laquelle le commettre se déploie, n’est jamais le fait de l’homme, aussi peu que l’est le domaine que déjà l’homme traverse, chaque fois que comme sujet il se rapporte à un objet.

Où et comment a lieu le dévoilement, s’il n’est pas le simple fait de l’homme ? Nous n’avons pas à aller chercher bien loin. Il est seulement nécessaire de percevoir sans prévention ce qui a toujours réclamé l’homme dans une parole à lui adressée, et cela d’une façon si décidée qu’il ne peut jamais être homme, si ce n’est comme celui auquel une telle parole s’adresse. Partout où l’homme ouvre son œil et son oreille, déverrouille son cœur, se donne à la pensée et considération d’un but, partout où il forme et œuvre, demande et rend grâces, il se trouve déjà conduit dans le non-caché. La non-occultation de ce dernier s’est déjà produite, aussi souvent qu’elle é-voque l’homme dans les modes du dévoilement qui lui sont mesurés et assignés. Quand l’homme à l’intérieur de la non-occultation dévoile à sa manière ce qui est présent, il ne fait que répondre à l’appel de la non-occultation, là même où il le contredit. Ainsi quand l’homme cherchant et considérant suit à la trace la nature comme un district de sa représentation, alors il est déjà réclamé par un mode du dévoilement, qui le pro-voque à aborder la nature comme un objet de recherche, jusqu’à ce que l’objet, lui aussi, disparaisse dans le sans-objet du fonds.

Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte purement humain. C’est pourquoi il nous faut prendre telle qu’elle se montre cette pro-vocation qui met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds. Cette pro-vocation rassemble l’homme dans le commettre. Pareil « rassemblant » concentre l’homme (sur la tâche) de commettre le réel comme fonds.

Ce qui originellement déploie les monts (Berge) en lignes et les traverse comme une réunion de plis, c’est le « rassemblant » que nous appelons Gebirg (montagnes).

Ce qui rassemble d’une façon originelle et à partir de quoi se déploient les modes de notre humeur nous l’appelons le cœur (Gemüt).

Maintenant cet appel pro-voquant qui rassemble l’homme (autour de la tâche) de commettre comme fonds ce qui se dévoile, nous l’appelons — l’Arraisonnement.

Nous nous risquons à employer ce mot (Gestell) dans un sens qui jusqu’ici était parfaitement insolite.

Suivant sa signification habituelle, le mot Gestell désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère pour livres. Un squelette s’appelle aussi un Gestell. Et l’utilisation du mot Gestell qu’on exige maintenant de nous parait aussi affreuse que ce squelette, pour ne rien dire de l’arbitraire avec lequel les mots d’une langue faite sont ainsi maltraités. Peut-on pousser la bizarrerie encore plus loin ? Sûrement pas. Seulement cette bizarrerie est un vieil usage de la pensée. Et les penseurs, à vrai dire, s’y conforment justement lorsqu’il s’agit de penser ce qu’il y a de plus élevé. Nous autres, tard-venus, ne pouvons plus mesurer la portée de l’acte par lequel Platon ose employer le mot ειδος pour ce qui déploie son être en tout et en un chacun. Car, dans la langue de tous les jours, ειδος signifie l’aspect qu’une chose visible offre à notre œil corporel. Platon exige cependant de ce mot quelque chose de très insolite : qu’il désigne ce qui précisément n’est pas, n’est jamais perceptible par les yeux du corps. Mais même ainsi on n’en a pas encore fini avec l’extraordinaire. Car ιδεα ne désigne pas seulement l’aspect non sensible de ce qui est sensiblement visible. Ce qui constitue l’essence dans ce qu’on peut entendre, toucher, sentir, dans tout ce qui est de quelque manière accessible : cela est appelé « aspect », ιδεα, et est aussi tel. Au regard de ce que Platon, ici et dans d’autres cas, exige de la langue et de la pensée, l’usage que nous nous permettons de faire en ce moment du mot Gestell pour désigner l’essence de la technique moderne, est presque inoffensif. Cet usage que nous demandons, cependant, demeure une exigence et prête à malentendu.

Arraisonnement (Ge-stell) : ainsi appelons-nous le rassemblant de cette interpellation (Stellen) qui requiert l’homme, c’est-à-dire qui le pro-voque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du « commettre ». Ainsi appelons-nous le mode de dévoilement qui régit l’essence de la technique moderne et n’est lui-même rien de technique. Fait en revanche partie de ce qui est technique tout ce que nous connaissons en fait de tiges, de pistons, d’échafaudages, tout ce qui est pièce constitutive de ce qu’on appelle un montage. Le montage, cependant, avec les pièces constitutives mentionnées, rentre dans le domaine du travail technique, qui répond toujours à la pro-vocation de l’Arraisonnement, mais n’est jamais ce dernier ni, encore moins, ne le produit.




Dans l’appellation Ge-stell (« Arraisonnement »), le verbe stellen ne désigne pas seulement la pro-vocation, il doit conserver en même temps les résonances d’un autre stellen dont il dérive, à savoir celles de cet her-stellen (« placer debout devant » « fabriquer ») qui est uni à dar-stellen (« mettre sous les yeux », « exposer ») et qui, au sens de la ποιησις, fait apparaître la chose présente dans la non-occultation. Cette production qui fait apparaître, par exemple, l’érection d’une statue dans l’enceinte du temple, et d’autre part le commettre pro-voquant que nous considérons en ce moment sont sans doute radicalement différents et demeurent pourtant apparentés dans leur être. Tous deux sont des modes du dévoilement, de l’αληθεια. Dans l’Arraisonnement se produit (ereignet sich) cette non-occultation, conformément à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le réel comme fonds. Aussi n’est-elle ni un acte humain ni encore moins un simple moyen inhérent à un pareil acte. La conception purement instrumentale, purement anthropologique, de la technique devient caduque dans son principe ; on ne saurait la compléter par une explication métaphysique ou religieuse qui lui serait simplement annexée.

Il reste vrai toutefois que l’homme de l’âge technique est pro-voqué au dévoilement d’une manière qui est particulièrement frappante. Le dévoilement concerne d’abord la nature comme étant le principal réservoir du fonds d’énergie. Le comportement « commettant » de l’homme, d’une manière correspondante, se révèle d’abord dans l’apparition de la science moderne, exacte, de la nature. Le mode de représentation propre à cette science suit à la trace la nature considérée comme un complexe calculable de forces. La physique moderne n’est pas une physique expérimentale parce qu’elle applique à la nature des appareils pour l’interroger, mais inversement : c’est parce que la physique — et déjà comme pure théorie — met la nature en demeure (stellt) de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l’expérimentation est commise à l’interroger, afin qu’on sache si et comment la nature ainsi mise en demeure répond à l’appel.

Mais la science mathématique de la nature a vu le jour près de deux siècles avant la technique moderne. Comment donc aurait-elle pu être alors déjà placée au service de cette dernière ? Les faits témoignent du contraire. La technique moderne n’a-t-elle pas fait ses premiers pas seulement lorsqu’elle a pu s’appuyer sur la science exacte de la nature ? Du point de vue des calculs de l’« histoire », l’objection demeure correcte. Pensée au sens de l’histoire, elle passe à côté du vrai.

La théorie de la nature élaborée par la physique moderne a préparé les chemins, non pas à la technique en premier lieu, mais à l’essence de la technique moderne. Car le rassemblement qui pro-voque et conduit au dévoilement commettant règne déjà dans la physique. Mais, en elle, il n’arrive pas encore à se manifester proprement lui-même. La physique moderne est le précurseur de l’Arraisonnement, précurseur encore inconnu dans son origine. L’essence de la technique moderne se cache encore plus longtemps, là même où l’on invente déjà des moteurs, là même où l’électrotechnique trouve sa voie, où la technique de l’atome est mise en train.

Tout ce qui est essentiel (alles Wesende), et non pas seulement l’essence de la technique moderne, se tient partout en retrait le plus longtemps possible. Néanmoins, sous le rapport de sa puissance rectrice, il demeure ce qui précède toute autre chose : ce qui vient des tout premiers temps. Les penseurs grecs avaient quelque connaissance de cet état de choses lorsqu’ils disaient : « Plus tôt une chose s’ouvre et exerce sa puissance, et plus tard elle se manifeste à nous autres hommes. » L’aube originelle ne se montre à l’homme qu’en dernier lieu. Aussi s’efforcer, dans le domaine de la pensée, de pénétrer d’une façon encore plus initiale ce qui a été pensé au commencement n’est pas l’effet d’une volonté absurde de ranimer le passé, mais le fait d’une disposition calme, où l’on est prêt à s’étonner de ce qui vient à nous de l’aube première.

Pour la chronologie de l’« histoire », la science moderne de la nature a commencé au XVIIe siècle. Au contraire, la technique à base de moteurs ne s’est pas développée avant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Seulement ce qui est plus tardif pour la constatation « historique », la technique moderne, est antérieur pour l’histoire, du point de vue de l’essence qui est en lui et qui le régit.

Si, de plus en plus, la physique moderne doit s’accommoder du fait que son domaine de représentation échappe à toute intuition, ce renoncement ne lui est pas dicté par quelque commission de savants. Il est pro-voqué par le pouvoir de l’Arraisonnement, qui exige que la nature puisse être commise comme fonds. C’est pourquoi, quel que soit le mouvement par lequel la physique s’éloigne du mode de représentation exclusivement tourné vers les objets et qui encore récemment était le seul qui comptât, il est une chose à laquelle elle ne peut jamais renoncer : à savoir que la nature réponde à l’appel d’une manière d’ailleurs quelconque, mais saisissable par le calcul et qu’elle puisse demeurer commise en tant que système d’informations. Ce système se détermine alors à partir d’une conception encore une fois modifiée de la causalité. Celle-ci ne présente plus maintenant, ni le caractère du « faire-venir pro-ducteur » ni le mode de la causa efficiens, encore moins celui de la causa formalis. La causalité paraît se rétracter et n’être plus qu’une notification pro-voquée de fonds à mettre en sûreté tous à la fois ou les uns après les autres. À cette rétraction de la causalité correspondrait le processus de la modération croissante des prétentions, tel que Heisenberg, dans sa conférence, l’a exposé d’une manière saisissante (W. Heisenberg, Das Naturbild in der heutigen Physik (« L’image de la nature dans la physique contemporaine »), dans Die Künste im technischen Zeitalter (« Les arts à l’époque de la technique »), Munich, 1954, p. 43 et suiv.).

C’est parce que l’essence de la technique moderne réside dans l’Arraisonnement que cette technique doit utiliser la science exacte de la nature. Ainsi naît l’apparence trompeuse que la technique moderne est de la science naturelle appliquée. Cette apparence peut se soutenir aussi longtemps que nous ne questionnons pas suffisamment et qu’ainsi nous ne découvrons ni l’origine essentielle de la science moderne ni encore moins l’essence de la technique moderne.





Nous demandons ce qu’est la technique, afin de mettre en lumière notre rapport à son essence. L’essence de la technique moderne se montre dans ce que nous avons appelé l’Arraisonnement. Seulement le faire observer ne répond aucunement à la question concernant la technique, si répondre veut dire correspondre, à savoir à l’essence de ce qui est en cause.

Où nous voyons-nous maintenant conduits, si nous avançons d’un pas encore dans la méditation de ce qu’est l’Arraisonnement lui-même comme tel ? Il n’est rien de technique, il n’a rien d’une machine. Il est le mode suivant lequel le réel se dévoile comme fonds. Nous demandons encore : ce dévoilement a-t-il lieu quelque part au delà de tout acte humain ? Non. Mais il n’a pas lieu non plus dans l’homme seulement, ni par lui d’une façon déterminante.

L’Arraisonnement est ce qui rassemble cette interpellation, qui met l’homme en demeure de dévoiler le réel comme fonds dans le mode du « commettre ». En tant qu’il est ainsi pro-voqué, l’homme se tient dans le domaine essentiel de l’Arraisonnement. Il ne pourrait aucunement assumer après coup une relation avec lui. C’est pourquoi la question de savoir comment nous pouvons entrer dans un rapport avec l’essence de la technique, une pareille question sous cette forme arrive toujours trop tard. Mais il est une question qui n’arrive jamais trop tard : c’est celle qui demande si nous prenons expressément conscience de nous-mêmes comme de ceux dont le faire et le non-faire sont partout, d’une manière ouverte ou cachée, pro-voqués par l’Arraisonnement. La question surtout n’arrive jamais trop tard, de savoir si et comment nous nous engageons proprement dans le domaine où l’Arraisonnement lui-même a son être.

L’essence de la technique moderne met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds. Mettre sur un chemin — se dit, dans notre langue, envoyer. Cet envoi (Schicken) qui rassemble et qui peut seul mettre l’homme sur un chemin du dévoilement, nous le nommons destin (Geschick). C’est à partir de lui que la substance (Wesen) de toute histoire se détermine. L’histoire n’est pas seulement l’objet de l’« histoire », pas plus qu’elle n’est seulement l’accomplissement de l’activité humaine. Celle-ci ne devient historique que lorsqu’elle est en rapport avec une dispensation du destin (Cf. Vom Wesen der Wahrheit, 1930, 1re éd., 1943, p. 16 et suiv.). Et c’est seulement lorsque le destin nous « envoie » dans le mode objectivant de représentation qu’il rend ce qui relève de l’histoire accessible comme objet à l’« histoire », c’est-à-dire à une science, et qu’il rend possible, à partir de là, l’assimilation courante de l’historique à l’« historique ».

En tant qu’il est la pro-vocation au commettre, l’Arraisonnement envoie dans un mode du dévoilement. L’Arraisonnement, comme tout mode de dévoilement, est un envoi du destin. La pro-duction la ποιησις, elle aussi, est destin au sens indiqué.

La non-occultation de ce qui est suit toujours un chemin de dévoilement. L’homme dans tout son être est toujours régi par le destin du dévoilement. Mais ce n’est jamais la fatalité d’une contrainte. Car l’homme, justement, ne devient libre que pour autant qu’il est inclus dans le domaine du destin et qu’ainsi il devient un homme qui écoute, non un serf que l’on commande.

L’essence de la liberté n’est pas ordonnée originellement à la volonté, encore moins à la seule causalité du vouloir humain.

La liberté régit ce qui est libre au sens de ce qui est éclairé, c’est-à-dire dévoilé. L’acte du dévoilement, c’est-à-dire de la vérité, est ce à quoi la liberté est unie par la parenté la plus proche et la plus intime. Tout dévoilement appartient à une mise à l’abri et à une occultation. Mais ce qui libère, le secret, est caché et toujours en train de se cacher. Tout dévoilement vient de ce qui est libre, va à ce qui est libre et conduit vers ce qui est libre. La liberté de ce qui est libre ne consiste, ni dans la licence de l’arbitraire, ni dans la soumission à de simples lois. La liberté est ce qui cache en éclairant et dans la clarté duquel flotte ce voile qui cache l’être profond (das Wesende) de toute vérité et fait apparaître le voile comme ce qui cache. La liberté est le domaine du destin qui chaque fois met en chemin un dévoilement.

L’essence de la technique moderne réside dans l’Arraisonnement et celui-ci fait partie du destin de dévoilement : ces propositions disent autre chose que les affirmations, souvent entendues, que la technique est la fatalité de notre époque, où fatalité signifie : ce qu’il y a d’inévitable dans un processus qu’on ne peut modifier.

Quand au contraire nous considérons l’essence de la technique, alors l’Arraisonnement nous apparaît comme un destin de dévoilement. Ainsi nous séjournons déjà dans l’élément libre du destin, lequel ne nous enferme aucunement dans une morne contrainte, qui nous forcerait à nous jeter tête baissée dans la technique ou, ce qui reviendrait au même, à nous révolter inutilement contre elle et à la condamner comme œuvre diabolique. Au contraire : quand nous nous ouvrons proprement à l’essence de la technique, nous nous trouvons pris, d’une façon inespérée, dans un appel libérateur.

L’essence de la technique réside dans l’Arraisonnement. Sa puissance fait partie du destin. Parce que celui-ci met chaque fois l’homme sur un chemin de dévoilement, l’homme ainsi mis en chemin, avance sans cesse au bord d’une possibilité : qu’il poursuive et fasse progresser seulement ce qui a été dévoilé dans le « commettre » et qu’il prenne toutes mesures à partir de là. Ainsi se ferme une autre possibilité : que l’homme se dirige plutôt, et davantage, et d’une façon toujours plus originelle, vers l’être du non-caché et sa non-occultation, pour percevoir comme sa propre essence son appartenance au dévoilement : appartenance qui est tenue en main.

Placé entre ces deux possibilités, l’homme est exposé à une menace partant du destin. Le destin du dévoilement comme tel est dans chacun de ses modes, donc nécessairement, danger.

De quelque manière que le destin du dévoilement exerce sa puissance, la non-occultation, dans laquelle se montre chaque fois ce qui est, recèle le danger que l’homme se trompe au sujet du non-caché et qu’il l’interprète mal. Ainsi, là où toute chose présente apparaît dans la lumière de la connexion cause-effet, Dieu lui-même peut perdre, dans la représentation (que nous nous faisons de lui), tout ce qu’il a de saint et de sublime, tout ce que son éloignement a de mystérieux. Dieu, vu à la lumière de la causalité, peut tomber au rang d’une cause, de la causa efficiens. Alors, et même à l’intérieur de la théologie, il devient le Dieu des philosophes, à savoir de ceux qui déterminent le non-caché et le caché suivant la causalité du « faire », sans jamais considérer l’origine essentielle de cette causalité.

De même la non-occultation suivant laquelle la nature se révèle comme un effet complexe et calculable de forces peut sans doute autoriser des constatations exactes ; mais, justement en raison de ces succès, elle peut demeurer le danger que le vrai se dérobe au milieu de toute cette exactitude.

Le destin de dévoilement n’est pas en lui-même un danger quelconque, il est le danger.

Mais, si le destin nous régit dans le mode de l’Arraisonnement, alors il est le danger suprême. Le danger se montre à nous de deux côtés différents. Aussitôt que le non-caché n’est même plus un objet pour l’homme, mais qu’il le concerne exclusivement comme fonds, et que l’homme, à l’intérieur du sans-objet, n’est plus que le commettant du fonds, — alors l’homme suit son chemin à l’extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds. Cependant c’est justement l’homme ainsi menacé qui se rengorge et qui pose au seigneur de la terre. Ainsi s’étend l’apparence que tout ce que l’on rencontre ne subsiste qu’en tant qu’il est le fait de l’homme. Cette apparence nourrit à son tour une dernière illusion : il nous semble que partout l’homme ne rencontre plus que lui-même. Heisenberg a eu pleinement raison de faire remarquer qu’à l’homme d’aujourd’hui le réel ne peut se présenter autrement (loc. cit., p. 60 et suiv.). Pourtant aujourd’hui l’homme précisément ne se rencontre plus lui-même en vérité nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être (Wesen). L’homme se conforme d’une façon si décidée à la pro-vocation de l’Arraisonnement qu’il ne perçoit pas celui-ci comme un appel exigeant, qu’il ne se voit pas lui-même comme celui auquel cet appel s’adresse et qu’ainsi lui échappent toutes les manières (dont il pourrait comprendre) comment, en raison de son être, il ek-siste dans le domaine d’un appel et pourquoi il ne peut donc jamais ne rencontrer que lui-même.

Mais l’Arraisonnement ne menace pas seulement l’homme dans son rapport à lui-même et à tout ce qui est. En tant que destin il renvoie à ce dévoilement qui est de la nature du « commettre ». Là où celui-ci domine, il écarte toute autre possibilité de dévoilement. L’Arraisonnement cache surtout cet autre dévoilement, qui, au sens de la ποιησις, pro-duit et fait paraître la chose présente. Comparée à cet autre dévoilement, la mise en demeure provoquante pousse dans le rapport inverse à ce qui est. Là où domine l’Arraisonnement, direction et mise en sûreté du fonds marquent tout dévoilement de leur empreinte. Ils ne laissent même plus apparaître leur propre trait fondamental, à savoir ce dévoilement comme tel.

Ainsi l’Arraisonnement pro-voquant ne se borne-t-il pas à occulter un mode précédent de dévoilement, le pro-duire, mais il occulte aussi le dévoilement comme tel et, avec lui, ce en quoi la non-occultation, c’est-à-dire la vérité, se produit (sich ereignet).

L’Arraisonnement nous masque l’éclat et la puissance de la vérité.

Le destin qui envoie dans le commettre est ainsi l’extrême danger. La technique n’est pas ce qui est dangereux. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C’est l’essence de la technique, en tant qu’elle est un destin de dévoilement, qui est le danger. Le sens modifié du mot Ge-stell (« l’Arraisonnement ») nous deviendra peut-être un peu plus familier, si nous pensons Ge-stell au sens de Geschick (destin) et de Gefahr (danger).

La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale.

Aussi, là où domine l’Arraisonnement, y a-t-il danger au sens le plus élevé.

Mais, là où il y a danger, là aussi

Croît ce qui sauve.

Considérons avec soin la parole de Hölderlin. Que veut dire « sauver » ? Nous sommes habitués à penser que ce mot veut dire simplement : saisir encore à temps ce qui est menacé de destruction pour le mettre en sûreté dans sa permanence antérieure. Mais « sauver » veut dire davantage. « Sauver » est : reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci, pour la première fois, de la façon qui lui est propre. Si l’essence de la technique, l’Arraisonnement, est le péril suprême et si en même temps Hölderlin dit vrai, alors la domination de l’Arraisonnement ne peut se borner à rendre méconnaissable toute clarté de tout dévoilement, tout rayonnement de la vérité. Alors il faut au contraire que ce soit justement l’essence de la technique qui abrite en elle la croissance de ce qui sauve. Mais alors un regard suffisamment aigu, posé sur ce qu’est l’Arraisonnement en tant qu’un destin de dévoilement, ne pourrait-il faire apparaître, dans sa naissance même, ce qui sauve ?

Comment « ce qui sauve » croît-il aussi, là où il y a danger ? Là où une chose croît, elle prend racine, c’est à partir de là qu’elle se développe. L’un et l’autre processus échappe aux regards, il a lieu dans le silence et en son temps. Mais, si nous nous fions à la parole du poète, nous ne devons justement pas nous attendre à pouvoir, sans médiation ni préparation, saisir « ce qui sauve » là où il y a danger. C’est pourquoi, il nous faut maintenant considérer au préalable comment ce qui sauve s’enracine, et même à la plus grande profondeur, dans ce qui est l’extrême danger : la domination de l’Arraisonnement, et comment il se développe à partir de là. Pour considérer ces points, il est nécessaire de faire un dernier pas sur notre chemin, afin de fixer sur le danger un regard encore plus clair. Il nous faut donc demander à nouveau ce qu’est la technique : car, d’après ce que nous avons dit, c’est dans son essence que « ce qui sauve » prend racine et se développe.

Mais comment pourrions-nous, dans l’essence de la technique, apercevoir « ce qui sauve », aussi longtemps que nous n’examinons pas dans quelle acception du mot « essence » l’Arraisonnement est proprement l’essence de la technique ?

Jusqu’ici nous avons compris le mot « essence » (Wesen) dans sa signification courante. Dans le langage philosophique de l’École, « essence » veut dire : ce que quelque chose est, en latin quid. La quiddité répond à la question concernant l’essence. Ce qui, par exemple, convient à toutes les espèces d’arbres, au chêne, au hêtre, au bouleau, au sapin, est la même « arboréité ». Dans celle-ci entendue comme genre commun, comme « universel », rentrent les arbres réels et possibles. Maintenant l’essence de la technique, l’Arraisonnement, est-il le genre commun de tout ce qui est technique ? S’il en était ainsi alors la turbine à vapeur, la station émettrice de T.S.F., le cyclotron, seraient autant d’arraisonnements. Mais ici le mot Gestell ne désigne pas un instrument ni aucune espèce d’appareil. Encore moins désigne-t-il le concept général applicable à de pareils « fonds ». Les machines et les appareils sont aussi peu des cas particuliers ou des espèces de l’Arraisonnement que le sont l’homme au tableau de commande ou l’ingénieur dans le bureau des constructions. Tout cela sans doute chaque chose à sa façon, rentre dans l’Arraisonnement, soit comme partie intégrante d’un fonds, ou comme fonds, ou comme commettant, mais l’Arraisonnement n’est jamais l’essence de la technique au sens d’un genre. L’Arraisonnement est un mode « destinal » du dévoilement, à savoir le mode provoquant. Le dévoilement pro-ducteur, la ποιησις est aussi un pareil mode « destinal ». Mais ces modes ne sont pas des espèces qui, ordonnées entre elles, tomberaient sous le concept de dévoilement. Le dévoilement est ce destin qui, chaque fois, subitement et d’une façon inexplicable pour toute pensée se répartit en dévoilement pro-ducteur et en dévoilement pro-voquant et se donne à l’homme en partage. Dans le dévoilement pro-ducteur, le dévoilement pro-voquant a son origine qui est liée au destin. Mais en même temps, par l’effet du destin, l’Arraisonnement rend méconnaissable la ποιησις.

Ainsi l’Arraisonnement, en tant que destin de dévoilement, est sans doute l’essence de la technique, mais il n’est jamais essence au sens du genre et de l’essentia. Si nous faisons attention à ce point nous sommes frappés par un fait étonnant : c’est la technique qui exige de nous que nous pensions dans une autre acception ce que l’on entend généralement par « essence » (Wesen). Mais dans quelle acception ?

Déjà, quand nous disons Hauswesen (les affaires de la maison) ou Staatswesen (les choses de l’état), nous ne pensons pas à la généralité d’un genre, mais à la façon dont la maison ou l’état exercent leur puissance, s’administrent, se développent et dépérissent. C’est la façon dont ils déploient leur être (wie sie wesen). Dans un poème que Gœthe aimait particulièrement et qui est intitulé Un fantôme rue Kanderer, J. P. Hebel emploie le vieux mot die Weserei : il signifie la mairie, pour autant que la vie de la commune s’y rassemble et que l’existence villageoise y demeure en mouvement, c’est-à-dire s’y déroule (west). C’est du verbe wesen que le nom dérive. Wesen comme verbe est la même chose que währen (durer) : non seulement sous le rapport du sens, mais aussi en ce qui concerne sa constitution phonétique. Socrate et Platon pensent déjà l’essence (Wesen) de quelque chose comme ce qui est (als das Wesende) au sens de ce qui dure. Pourtant, ils comprennent ce qui dure au sens de ce qui perdure (αει ον). Mais ce qui perdure, ils le trouvent dans ce qui demeure et se maintient quoi qu’il advienne. Ce qui demeure à son tour, ils le découvrent dans l’aspect (ειδος, ιδεα), par exemple dans l’idée de « maison ».

En celle-ci se montre ce qu’est toute chose du genre « maison ». Au contraire, les maisons particulières, réelles et possibles, sont des modifications changeantes et périssables de l’« idée » et font donc partie de ce qui ne dure pas.

Mais on ne pourra jamais établir que ce qui dure doive résider uniquement et exclusivement dans ce que Platon conçoit comme idée, Aristote comme το τι ην ειναι (« ce que toute chose était déjà ») et la métaphysique, avec les interprétations les plus diverses, comme essentia.

Tout ce qui est au sens fort (alles Wesende) dure. Mais ce qui dure n’est-il que ce qui perdure ? L’essence de la technique dure-t-elle au sens de la permanence d’une idée planant au-dessus de tout ce qui est technique ? Ainsi naîtrait l’apparence que le nom de la « technique » désigne une abstraction mythique. Comment la technique est-dans-son-être, c’est ce qu’on ne peut voir, si ce n’est à partir de cette perpétuation, dans laquelle l’Arraisonnement se produit comme destin de dévoilement. Au lieu de fortwähren (continuer à durer, perdurer) Gœthe utilise une fois (Les Affinités électives, IIe partie, ch. X, nouvelle Les enfants étranges du voisin) le mot mystérieux fortgewären (continuer à accorder) Son oreille entend ici währen (durer) et gewähren (accorder, octroyer) dans une harmonie inexprimée. Mais si maintenant nous réfléchissons mieux que nous ne l’avons fait à ce qui proprement dure et peut-être est seul à durer, alors nous pouvons dire : Seul dure ce qui a été accordé. Ce qui dure à l’origine, à partir de l’aube des temps, c’est cela même qui accorde.

En tant qu’il forme l’essence de la technique, l’Arraisonnement est « ce qui dure ». « Ce qui dure » domine-t-il aussi au sens de ce qui accorde ? La seule question semble être une méprise évidente. Car, d’après tout ce qui a été dit, l’Arraisonnement est un destin qui rassemble en même temps qu’il envoie dans le dévoilement pro-voquant. « Pro-voquer » peut tout dire, mais non pas « accorder ».

Ainsi nous paraît-il, aussi longtemps que nous négligeons d’observer que la pro-vocation qui engage dans l’acte par lequel le réel est commis comme fonds, demeure toujours, elle aussi, un envoi (du destin), qui conduit l’homme vers un des chemins du dévoilement. En tant qu’elle est ce destin, l’essence de la technique engage l’homme dans ce qu’il ne peut de lui-même, ni inventer, ni encore moins faire. Car — un homme qui ne serait qu’homme, uniquement de et par lui-même : une telle chose n’existe pas.

Seulement, si ce destin, l’Arraisonnement, est l’extrême péril, non seulement pour l’être de l’homme, mais pour tout dévoilement comme tel, alors cet acte qui envoie peut-il, lui aussi, être appelé un acte qui accorde ? Certainement et complètement, si toutefois « ce qui sauve » doit croître dans ce destin. Tout destin de dévoilement se produit à partir de l’acte qui accorde et en tant que tel. Car c’est seulement celui-ci qui apporte à l’homme cette part qu’il prend au dévoilement et que l’avènement du dévoilement laisse-être-et-préserve. En tant que celui qui est ainsi conduit à son être et préservé, l’homme, dans ce qu’il a en propre, est assigné ; (vereignet) à l’avènement (Ereignis) de la vérité. Ce qui accorde et qui envoie de telle ou telle façon dans le dévoilement, est comme tel ce qui sauve. Car celui-ci permet à l’homme de contempler la plus haute dignité de son être et de s’y rétablir. Dignité qui consiste à veiller sur la non-occultation et, avec elle et d’abord, sur l’occultation, de tout être qui est sur cette terre. C’est justement dans l’Arraisonnement, qui menace d’entraîner l’homme dans le commettre comme dans le mode prétendument unique du dévoilement et qui ainsi pousse l’homme avec force vers le danger qu’il abandonne son être libre, c’est précisément dans cet extrême danger que se manifeste l’appartenance la plus intime, indestructible, de l’homme à « ce qui accorde », à supposer que pour notre part nous nous mettions à prendre en considération l’essence de la technique.

Ainsi — contrairement à toute attente — l’être de la technique recèle en lui la possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon.

C’est pourquoi le point dont tout dépend est que nous considérions ce lever possible, et que, nous souvenant, nous veillions sur lui. Comment le faire ? Avant tout en apercevant ce qui dans la technique est essentiel, au lieu de nous laisser fasciner par les choses techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l’essence de la technique.

Si cependant nous demandons comment l’instrumentalité, entendue comme une espèce de causalité, est-dans-son-être (west), alors nous appréhendons cet être comme le destin d’un dévoilement.

Si nous considérons enfin que l’esse de l’essence se produit (sich ereignet) dans « ce qui accorde » et qui, préservant l’homme, le main-tient dans la part qu’il prend au dévoilement, alors il nous apparaît que l’essence de la technique est ambiguë en un sens élevé. Une telle ambiguïté nous dirige vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité.

D’un côté l’Arraisonnement pro-voque à entrer dans le mouvement furieux du commettre, qui bouche toute vue sur la production du dévoilement et met ainsi radicalement en péril notre rapport à l’essence de la vérité.

D’un autre côté l’Arraisonnement a lieu dans « ce qui accorde » et qui détermine l’homme à persister (dans son rôle) : être — encore inexpérimenté, mais plus expert peut-être à l’avenir — celui qui est main-tenu à veiller sur l’essence de la vérité. Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve.

L’irrésistibilité du commettre et la retenue de ce qui sauve passent l’une devant l’autre comme, dans le cours des astres, la trajectoire de deux étoiles. Seulement leur évitement réciproque est le côté secret de leur proximité.

Si nous regardons bien l’essence ambiguë de la technique, alors nous apercevons la constellation, le mouvement stellaire du secret.

La question de la technique est la question de la constellation dans laquelle le dévoilement et l’occultation, dans laquelle l’être même de la vérité se produisent.

Mais à quoi nous sert-il d’observer la constellation de la vérité ? Nous regardons le danger et dans ce regard nous percevons la croissance de ce qui sauve.

Ainsi nous ne sommes pas encore sauvés. Mais quelque chose nous demande de rester en arrêt, surpris, dans la lumière croissante de ce qui sauve. Comment est-ce possible ? C’est possible ici, maintenant et dans la souplesse de ce qui est petit, de telle façon que nous protégions ce qui sauve, pendant sa croissance. Ceci implique que nous ne perdions jamais de vue l’extrême danger.

L’être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se limite au commettre et que tout se présente seulement dans la non-occultation du fonds. L’action humaine ne peut jamais remédier immédiatement à ce danger. Les réalisations humaines ne peuvent jamais à elles seules, écarter le danger. Néanmoins, la méditation humaine peut considérer que ce qui sauve doit toujours être d’une essence supérieure, mais en même temps apparentée, à celle de l’être menacé.

Peut-être alors un dévoilement qui serait accordé de plus près des origines pourrait-il, pour la première fois, faire apparaître ce qui sauve, au milieu de ce danger qui se cache dans l’âge technique plutôt qu’il ne s’y montre ?

Autrefois la technique n’était pas seule à porter le nom de τεχνη. Autrefois τεχνη désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît.

Autrefois τεχνη désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La ποιησις des beaux-arts s’appelait aussi τεχνη.

Au début des destinées de l’Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des destinées divine et humaine. Et l’art ne s’appelait pas autrement que τεχνη. Il était un dévoilement unique et multiple. Il était pieux, c’est-à-dire « en pointe », προμος : docile à la puissance et à la conservation de la vérité.

Les arts ne tiraient point leur origine du (sentiment) artistique. Les œuvres d’art n’étaient point l’objet d’une jouissance esthétique. L’art n’était point un secteur de la production culturelle.

Qu’était l’art ? Peut-être seulement pour de courts moments, mais de hauts moments (de l’histoire) ? Pourquoi portait-il l’humble nom de τεχνη ? Parce qu’il était un dévoilement pro-ducteur et qu’ainsi il faisait partie de la ποιησις. Le nom de ποιησις fut finalement donné, comme son nom propre, à ce dévoilement qui pénètre et régit tout l’art du beau : la poésie, la chose poétique.

Le même poète dont nous avons entendu la parole :

Mais là où est le danger, là aussi

Croît ce qui sauve.


nous dit :

…l’homme habite en poète sur cette terre.

La poésie place le vrai dans le rayonnement de ce que Platon dans le Phèdre appelle το εκφανεστατον, ce qui resplendit de la façon la plus pure. La poésie pénètre tout art, tout acte par lequel l’être essentiel (das Wesende) est dévoilé dans le Beau.

Les beaux-arts devraient-ils être appelés (à prendre part) au dévoilement poétique ? Le dévoilement devrait-il les réclamer d’une façon plus initiale, afin qu’ainsi pour leur part ils protègent spécialement la croissance de ce qui sauve, qu’ils réveillent, qu’ils fondent à nouveau le regard dirigé vers « ce qui accorde » et la confiance en ce dernier ?

Cette haute possibilité de son essence est-elle accordée à l’art au milieu de l’extrême danger ? Personne ne peut le dire. Mais nous pouvons nous étonner. De quoi ? De l’autre possibilité : que partout s’installe la frénésie de la technique, jusqu’au jour où, à travers toutes les choses techniques, l’essence de la technique déploiera son être dans l’avènement de la vérité.

L’essence de la technique n’est rien de technique : c’est pourquoi la réflexion essentielle sur la technique et l’explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un domaine qui, d’une part, soit apparenté à l’essence de la technique et qui, d’autre part, n’en soit pas moins foncièrement différent d’elle.

L’art est un tel domaine. À vrai dire, il l’est seulement lorsque la méditation de l’artiste, de son côté, ne se ferme pas à cette constellation de la vérité que nos questions visent.

Questionnant ainsi, nous témoignons de la situation critique où, à force de technique, nous ne percevons pas encore l’être essentiel de la technique, où à force d’esthétique nous ne préservons plus l’être essentiel de l’art. Toutefois, plus nous questionnons en considérant l’essence de la technique et plus l’essence de l’art devient mystérieuse.

Plus nous nous approchons du danger, et plus clairement les chemins menant vers « ce qui sauve » commencent à s’éclairer. Plus aussi nous interrogeons. Car l’interrogation est la piété de la pensée.

Notes 

Dans un essai consacré à Heidegger, Alain Boutot analyse la technique et ses dangers, liés à l'oubli de l'être.

Heidegger : la technique serait un vide ontologique

Heidegger s'est efforcé de dévoiler l'essence de la technique qui manifeste, à ses yeux, un vide spirituel, un oubli de l'être; elle exprime la détresse de notre temps. L'homme dévaste la terre et il organise, par la technique, la pénurie spirituelle. La technique, qui ne désigne pas seulement les différents acteurs de l'équipement par machines, mais "l'équipement" du tout de l'étant, exprime le vide ontologique de cette totalité. 

La technique menace l'homme. La technique1 met l'homme en péril, non seulement parce que dans sa relation à l'être, les moyens techniques rendent désormais possible une destruction de l'espèce humaine tout entière, mais parce qu'elle menace, de manière bien plus profonde, l'essence pensante de l'homme, c'est-à-dire son rapport à l'être. N'ayant affaire qu'à un fonds, l'homme moderne s'érige en« maître et pos­sesseur de la nature3 » au point qu'il peut lui sembler qu'il ne rencontre plus partout que lui-même, qu'il n'y a plus rien qui ne soit ou qui ne puisse être en son pouvoir. [...]

L'homme, qui saisit toutes choses et lui-même du point de vue de la pen­sée calculante, s'en tient à l'étant5 sur lequel il cherche à exercer sa domi­nation, et ne se préoccupe plus de ce qui devrait le concerner plus que tout autre chose, c'est-à-dire de l'être lui-même. Ne se souciant plus d'entrer dans la proximité essentielle des choses, ni de sauvegarder leur déploiement dans la présence, il erre dans un non-m onde. [...] (Son] agression contre tout œ qui est culmine dans la tentative aujourd'hui engagée pour maîtriser la vie elle-même qui devient un produit comme un autre qu'on cherche à mani­puler ou à transformer. Cette agression contre la vie et contre l'être même de l'homme est plus inquiétante aux yeux de Heidegger que l'hypothèque d'une destruction qui pèse sur la planète, ne serait ce que parce qu'elle est généralement passée sous silence.

A. BOUTOT, HEIDEGGER, P. 96, © PUF, 1995.


1. La technique : chez Heidegger, elle ne re­ présente pas seulement un ensemble de moyens pour parvenir à certaines fins, mais une façon d'être par rapport à la vé­rité et à l'être, une vision du monde. L'es­sence de la technique n'est pas instrumen­tale: la technique, c'est le savoir lui-même.

2. L'être : il désigne, chez Heidegger, la source fondamentale de toute réalité, une dimension « spirituelle » invisible, qui est maintenant loin de nous.

3.Maître et possesseur de la nature: voir Des­cartes.

4. La pensée calculante: pour Heidegger, le règne exclusif du calcul sévit avec d'autant plus d'âpreté qu'il n'a même plus besoin de se servir du nombre. À partir de Galilée (XVIIème siècle), tout est calculable mathéma­tiquement.

5. Étant: les étants sont les diverses réali­tés particulières, par opposition à l'être; source fondamentale de tout "étant ".

6. Dans la conférence L'essence de la tech­nique (1949), Heidegger a bien montré que la technique n'est pas une instance issue du progrès scientifique, mais un univers do­minateur lié à l'oubli de l'être. Cette confé­rence sur l'essence de la technique permet de comprendre les analyses d'Alain Bou­tot : la technique n'est pas neutre.



L'art et la technique (note n°2)

Les notions d’art et de technique sont proches étymologiquement. En effet, le premier terme a pour origine le latin, « ars, artis » qui désignait un savoir-faire réfléchi. Le second a pour origine un terme grec, « technê », qui avait le même sens. Les latins et les grecs n’avaient qu’un mot là où nous en avons reçu deux.

Néanmoins, on distingue traditionnellement les arts des beaux-arts. On peut en admettre six pour ces derniers : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la danse et la poésie (notre littérature). On y ajoutait parfois l’art du jardin. On a ajouté un septième art, le cinéma, un huitième (la radio, puis la télévision ou la photographie), un neuvième (la bande-dessinée), un dixième (le jeu vidéo) et un onzième (le multimédia).

À quel point de vue peut-on opposer l’art et la technique ?

On peut distinguer l’art et la technique du point de vue de l’œuvre. En effet, un objet technique est fait pour être utilisé. Aussi est-il essentiellement un moyen pour une fin, c’est-à-dire ce pour quoi une chose est faite. En tant que moyen, il peut servir à une autre fin que celle qui était initialement prévue. Mais en tant que moyen, il ne peut jamais être une fin. Ou plutôt, lorsqu’il est une fin, elle est provisoire.

Par contre une œuvre d’art est faite pour être contemplée. Autrement dit, on la voit, on l’écoute ou les deux. Les sens du contact (odorat, goût et toucher) ne sont pas concernés par l’œuvre d’art. En tant qu’œuvre d’art, elle n’est pas utile en ce sens qu’on ne peut en faire usage. Ce qui revient à dire que si on en fait usage, ce n’est pas en tant qu’œuvre d’art. C’est pour cela qu’elle n’est pas un moyen, mais une fin en soi.

C’est cette distinction qui conduit à privilégier la beauté comme constitutive de l’œuvre d’art. On entend alors par beauté un caractère objectif de l’œuvre ou un effet subjectif différent du simple plaisir que donnent les sens. La beauté d’une nature morte qui montre des fruits n’est pas l’agréable de leur goût dans la bouche.

On peut distinguer l’art et la technique du point de vue de l’origine. Le technicien, qu’il soit artisan ou ingénieur, met en œuvre un savoir et un savoir-faire qui s’acquiert. Entre un bon et un mauvais technicien, la différence est de degré. Un mauvais outil reste un outil du moment qu’il fonctionne.

L’artiste se distingue du technicien en tant que génie. On entend par là qu’il possède un don inné qui lui permet de créer des œuvres. Les anciens se le représentaient comme inspiré par les dieux. Les modernes y voient plutôt un singulier arrangement des facultés humaines, une sorte d’heureuse exception et parfois, la main d’un Créateur.

On peut enfin distinguer l’art et la technique du point de vue du sens culturel de l’objet. En effet, une œuvre d’art exprime la signification d’une culture. Une statue grecque ou un tableau de Léonard (1452-1519) exprime leur culture.

Par contre, un objet technique s’insère dans un réseau d’autres objets et c’est ensemble qu’ils expriment une culture. Par rapport à l’usage en général, un objet technique a un usage qui dépend des autres objets disponibles. Ainsi l’arc est un objet fondamental chez un peuple de chasseurs-cueilleurs mais un objet ludique dans une civilisation industrielle.

Problème. Peut-on véritablement distinguer de façon universelle l’art et la technique ou bien ce qui revient à l’un et à l’autre dépend-il de chaque culture ? N’y a-t-il pas des cultures qui rendent cette distinction obsolète ? D’un autre côté, à supposer que la distinction ne soit pas universelle, n’a-t-elle pas un sens en ce qu’elle ne met pas l’accent sur le même rapport au monde ? L’art n’est-il pas la possibilité de ne pas tout ramener à l’utile, à l’utilisable, voire à la constitution de toutes choses comme un stock à exploiter ?

L'art et la technique (note n°3)

L'art n'a pas que le sens de « beaux-arts » : en plus des arts de l'artiste, il y a l'art de l'artisan, qui lui aussi réclame une technique, c'est-à-dire un ensemble de règles à respecter. Il est clair cependant que les beaux-arts n'ont pas la même finalité : ils produisent des objets dépourvus d'utilité et recherchent le beau. « Technique » vient du grec téchnè qui signifie, selon Aristote, « une disposition à produire accompagnée d'une règle vraie » : la technique au sens grec, c'est l'ensemble des règles qu'il faut suivre pour produire un objet donné. Mais la technique moderne peut-elle encore se comprendre ainsi ?

1. Quel rapport y a-t-il entre les arts et la technique ?

Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que le terme d'art a été réduit à la signification que nous lui connaissons actuellement. Il avait jusque-là servi à désigner toute activité humaine ayant pour but de produire des objets : en ce sens, l'art s'oppose à la nature, qui est l'ensemble de tout ce qui se fait sans que l'homme ait à intervenir. L'art réclame donc toujours des règles : il y a des règles à observer lorsque l'on est charpentier, comme lorsque l'on est musicien, si l'on veut produire l'œuvre désirée. C'est exactement ce que veut dire le mot téchnè en grec : la technique, c'est l'ensemble des règles qu'il faut suivre dans un art pour produire un objet donné.

Selon Aristote, tout objet produit non par la nature, mais par l'homme, est déterminé par quatre causes : la cause matérielle (la matière dans laquelle il est fait), la cause formelle (la forme qu'on va lui donner), la cause finale (ce à quoi l'objet va servir) et la cause efficiente (l'artisan qui travaille l'objet). La technique est l'ensemble des règles permettant d'ordonner ces causes dans un art donné : une règle technique nous dit comment travailler telle matière, quelle forme lui donner, si l'on veut en faire tel objet.


2. Comment différencier les beaux-arts de l'art de l'artisan ?

L'artisan a pour but de produire des objets d'usage : c'est l'usage qu'on va faire de l'objet qui détermine ses caractéristiques et donc la façon dont on va le fabriquer. L'artiste, quant à lui, ne vise pas l'utile, mais le beau. Si l'habileté technique est la limite supérieure de l'art de l'artisan, elle est donc la limite inférieure des beaux-arts : alors qu'on attend d'un objet courant qu'il soit bien conçu et réalisé de façon à en rendre aisé l'usage, on n'attend pas simplement d'un tableau qu'il soit bien peint, mais qu'il éveille en nous le sentiment du beau. 

Telle est la thèse de Hegel : alors que les objets techniques sont tous au service de la survie, c'est-à-dire en dernière analyse des besoins du corps, seul l'art a une fin purement spirituelle. Il ne faut donc pas dire que les œuvres d'art « ne servent à rien » ; certes, elles n'ont aucune utilité pour la survie, mais leur finalité est plus élevée : elles attestent que l'existence humaine ne se réduit pas à la vie biologique, parce que l'homme a également des besoins purement spirituels. 

Dans le tableau en effet, ce n'est pas la nature que je contemple, mais l'esprit humain : l'art est le moyen par lequel la conscience devient conscience de soi, c'est-à-dire la façon par laquelle l'esprit s'approprie la nature et l'humanise. C'est donc parce que nous nous y contemplons nous-mêmes que l'art nous intéresse.

3. Peut-on définir ce qu'est le beau ?

Deux grandes conceptions s'affrontent dans l'histoire de la philosophie : soit le beau est une caractéristique de l'objet, soit il est un sentiment du sujet. 

La première doctrine remonte à Platon : une chose est belle quand elle est parfaitement ce qu'elle doit être ; on peut parler d'une belle marmite, quand cette marmite rend exemplaire l'idée même de marmite. 

La seconde est inaugurée par Kant : le beau n'est pas une caractéristique de l'objet, c'est un sentiment du sujet éveillé à l'occasion de certains objets qui produisent en nous un sentiment de liberté et de vitalité. Pour Kant cependant, ce sentiment est universel en droit : si je trouve cette fleur belle, tout homme doit pouvoir éprouver la même chose, parce que nous partageons tous les mêmes facultés. La perception de la fleur entraîne le même jeu chez moi, et chez autrui : le beau est donc tout à la fois un sentiment, et quelque chose d'universel.


4. La technique moderne est-elle encore pensable à partir des arts ?

Il revient à Heidegger d'avoir posé cette question. Selon Aristote, la technique est l'ensemble des règles définissant les moyens en vue d'une fin. Heidegger montre comment notre modernité ne pense plus la technique comme l'ensemble des règles nécessaires à un art : nous en sommes au contraire venus à ne plus penser les choses qu'en termes techniques. 

La technique n'est donc pas un instrument neutre qu'on peut bien ou mal utiliser, mais un mode de pensée. L'homme ne pense plus qu'à gérer, à calculer et à prévoir : c'est la différence que fait Heidegger entre la pensée méditante et désintéressée, et la pensée calculante qui veut par la technique dominer la nature et l'asservir aux besoins de l'homme.

Le danger lié à la technique n'est donc pas d'abord celui d'une explosion nucléaire ou d'un conflit planétaire destructeur : le véritable danger, c'est que la technique devienne l'unique mode de pensée, c'est-à-dire la seule façon que nous ayons de penser quelque chose. Car alors, il nous faudra craindre que l'homme se pense lui-même en techniques, comme un objet manipulable ou comme une ressource à exploiter de la manière la plus productive possible. 

Or, nous dit Heidegger, cela a déjà eu lieu. La technique n'est plus un projet dont l'homme serait encore le maître : elle est bien plutôt la façon dont l'homme moderne se comprend lui-même et comprend le monde, en sorte que l'homme lui-même est mis au service de la technique, et non l'inverse.

La citation

« Supposons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen : quelles chances restent alors à la volonté de s'en rendre maître ? » (Martin Heidegger) 

vendredi 29 mars 2013

La conscience critiquée par l'empirisme


HUME : LA CONSCIENCE COMME ENTITE EST UNE ILLUSION  D'IDENTITE

La critique la plus virulente de la saisie intuitive du moi, et du moi comme entité substantielle, est faite par Hume, dans son Traité de la nature humaine, I, IV, VI. Sa thèse est que la conscience de soi n’a rien de privilégié : elle ne nous donne pas accès à nous-mêmes. Il n’y a tout simplement rien de tel que le "moi".
Hume et les idées abstraites (15/02/12)
Hume est un philosophe écossais, né à Edinburgh en 1711 et mort en 1776. Œuvres principales : Traité de la Nature Humaine, 1739; Enquête sur l'Entendement Humain, 1748. 


L'empirisme critique du rationalisme : toute connaissance commence par l'expérience

Hume a une visée critique par rapport aux rationalistes (Descartes, Leibniz, Malebranche, etc.), pour lesquels la raison est dès la naissance, de toute éternité, bardée de principes qui lui permettent d'explorer la réalité, de la connaître; bref, de découvrir les lois de la nature sans avoir recours à l'expérience.

Pour lui, qui est empiriste, nous ne pouvons rien connaître de manière innée, avant d'avoir eu un contact avec l'expérience. Nous ne connaissons rien, si ce n'est par les sens.

L'empirisme fait quelque chose de très original : il cherche à voir comment est le monde véritablement, avant que notre esprit se soit formé sa conception de la réalité, au fil des expériences. Hume se place donc en quelque sorte du point de vue d'un enfant, qui n'a encore eu aucune expérience. Il s'agit chaque fois d'imaginer ce que verrait un esprit pur, ce qu'il induirait de ce qu'il voit, afin, évidemment, de se moquer des rationalistes.


Impressions et idées - le principe de copie

Il part des représentations de l'esprit, qui sont tout ce dont nous disposons (nous sommes immédiatement en présence de nos idées, et de rien d'autre : cf. révolution cartésienne!). Il les appelle des "perceptions". Ces perceptions se divisent en impressions et idées. Les impressions sont les données originelles de l'esprit, premières dans l'ordre chronologique; ce sont aussi nos perceptions les plus vives, les plus fortes. Nos idées sont issues (et le sont toujours) des impressions par un principe de copie. Elles s'en distinguent en ce qu'elles sont plus faibles (cf. souvenir, imagination), mais, évidemment, elles leur ressemblent.

L'empirisme humien retrace la genèse des connaissances (et même des facultés de l'esprit) : il s'agit de revenir au donné sensible originel, et de montrer que toutes les connaissances ont leur origine dans celui-ci. On pourrait donc dire que l'empirisme de Hume est une "généalogie des connaissances".

D'un autre côté, c'est aussi une entreprise critique/normative : l'empirisme sert à juger de la validité des connaissances. Dans ce cas, il se sert du principe du copie : il se demande si les idées (en général celles des philosophes rationalistes) dérivent bien d'une impression correspondante; si non, alors, il les déclare dépourvues de sens.

La critique de la métaphysique

Donc l'empirisme humien est une critique de la métaphysique : elle est pour Hume le lieu des fictions de l'imagination, des illusions substantialistes (celles de la matière, de l'âme, de Dieu). Et aussi, le lieu des faux problèmes.

Un nouveau questionnement philosophique : « la généalogie »
Il invente également une nouvelle façon de poser les problèmes philosophiques : par exemple, on ne se demande plus s'il existe des corps, mais "quelles causes nous poussent à croire à l'existence des corps"?


Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, vi, §1 

Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi; et que nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La plus forte sensation et la plus violente passion, disent-ils, au lieu de nous distraire de cette vue, ne font que l'établir plus intensément; elles nous font considérer leur influence sur le moi par leur douleur ou leur plaisir. Essayer d'en fournir une preuve plus complète serait en affaiblir l'évidence ; car aucune preuve ne peut se tirer d'aucun fait nous ayons une conscience aussi intime ; et il n'y a rien dont nous puissions être certains si nous doutons de ce fait.

















   Le problème : le moi (cartésien) est-il bien une évidence ?

Une expérience immédiate et incontestable ? Hume s'oppose aux philosophies introspectives, qui prétendent qu' on peut avoir l'intuition d'un moi, et que cette intuition est tellement évidente qu'elle se passe de toute démonstration. Il traite deux problèmes :

1- en quoi le moi est-il une illusion ? (cf. critique métaphysique)

2- pourquoi formons-nous cette illusion ? (cf. perspective généalogique)


   En quoi le moi est-il une illusion ?

Fait-on réellement l'expérience de ce que les philosophes affirment?

Hume (§2) va prendre la philosophie de la conscience à son propre piège : elle prétend être fondée sur une expérience particulière, celle du "moi". Pour eux, une certaine expérience (celle de l'introspection) nous conduit à l'idée d'un "moi". Hume va essayer de montrer que l’analyse de l’expérience empêche qu’on puisse la supposer capable de constituer un "moi".

Pour cela, demandons-nous d'abord en quoi consiste cette idée.

Réponse : l’idée du "moi", c’est l’idée de quelque chose qui reste identique à travers le temps, et de quelque chose de simple

Ensuite, demandons-nous si si je peux avoir une idée du "moi", en partant de l'expérience, puisque pour Hume, une idée vraie doit avoir son origine dans une impressions correspondante ("il doit y avoir une impression qui engendre une idée réelle").

Y a-t-il des impressions susceptibles d'engendre l'idée du moi, le moi étant ce qui doute, ce qui pense, ce qui veut, etc., c’est à dire qui a des impressions?

Hume va répondre en insistant sur la nature d'une impression. Une impression, c'est l'unité insécable sur laquelle l'esprit opère. Elle est instantanée, car ne dure pas. Il n'y a pas d'impressions invariable, mais seulement des impressions discontinues et variables (qui se succèdent indéfiniment les unes aux autres)

Donc : si l'impression est sans idée, alors, elle ne peut jamais engendre l'idée d'un moi, s'il est défini comme identique à travers le temps. Ce dont on peut rendre compte dans l'expérience, c'est seulement d'une série d'impressions discontinues, il n'y a donc nulle part d'évidence d'un "moi" qui aurait des impressions.

Problème 

Il peut sembler que cette notion d’impression est très éloignée de ce dont, justement, on fait l’expérience : personne n’a le sentiment de vivre une suite d’impressions discontinues!

L'analyse ne porte pas vraiment sur l'expérience que je peux faire de moi-même, mais, sur la substantialisation du moi ; autrement dit, Hume ne fait pas de psychologie : son but n’est pas de rendre compte de ce qui est vécu, mais d’analyser les notions qui nous servent à rendre compte de notre idée du "moi", afin de proposer une analyse de la conscience qui évite de la substantialiser.





Hume, TNH, I, IV, vi, §3  
Mais en outre, quel doit être le sort de toutes nos perceptions particulières dans cette hypothèse? Elles sont toutes différentes, discernables et séparables les unes des autres; on peut les considérer séparément et elles peuvent exister séparément : elles n'ont besoin de rien pour soutenir leur existence. De quelle manière appartiennent-elles donc au moi, et comment sont-elles en connexion avec lui? Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n'ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n'existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu'un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu'il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l'avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c'est qu'il peut être dans le vrai aussi bien que moi et que nous différons essentiellement sur ce point. Peut-être peut-il percevoir quelque chose de simple et de continu qu'il appelle lui : et pourtant je suis sûr qu'il n'y a pas en moi de pareil principe.


Argument : ce qui est saisi, quand "j'entre en moi-même", ce n’est pas le moi en tant que tel, mais telle ou telle impression.

Exemple : je perçois, non pas que mon moi a chaud, mais simplement, je prends conscience que j’ai chaud.

"Entrer en soi-même", pour Hume, c’est donc simplement prendre conscience de quelque chose, et non pas s’apercevoir que l’on est une conscience. Il n’y a pas perception d’un moi accompagnée d’une affection de ce moi, mais seulement perception d’une impression.

Ce que je perçois par introspection, ce n’est pas un moi mais un flux d’impressions qui sont discernables et donc différentes les unes des autres.

Que se passe-t-il donc quand nous n’avons aucune perception particulière?

Bien loin de ne plus avoir conscience que de notre "moi", nous n’avons plus aucune conscience. Donc, l’abscence (ou la diminution en nombre et en intensité) de toutes les impressions, équivaut au néant de la conscience. C’est pourquoi, dans le sommeil, je n’ai pas conscience de moi. (ici, Hume se moque vraiment de ce que devrait être le moi cartésien : à la limite, quelque chose qui peut exister sans aucune de ses propriétés, puisque c'est ce qui est au-delà de celles-ci, qui les rend possible, qui les retient, etc.)

Conséquence : en supprimant l’idée d’un moi, Hume est conduit à contester l’immortalité de l’âme.

   Le moi n'existe pas, c'est un théâtre


Hume, TNH, §4

Mais, si je laisse de côté quelques métaphysiciens de ce genre, je peux m'aventurer à affirmer du reste des hommes qu'ils ne sont rien qu'un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue; tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement : il n'y a pas un seul pouvoir de l'âme qui reste invariablement identique peut-être un seul moment. L'esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations. Il n'y a proprement en lui ni simplicité à un moment, ni identité dans les différents moments, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions successives qui constituent l'esprit; nous n'avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué.


Hume en arrive alors à une nouvelle définition de la conscience, complètement débarrassée de tout subjectivisme. Que peut-elle être, une fois le moi détruit? Pour Hume, une conscience, ce n’est rien d’autre qu’une capture d'une série d’impressions. Et il insiste sur l’extrême diversité et variabilité de ces impressions.


Conclusion : le moi est un « dispositif de capture ».

Hume déplace le problème de la métaphysique à la généalogique  :

(1) nous avons bien une idée de moi, de quelque chose d'identique à travers les variations, auquel nous rapportons nos impressions, nous donnant un sentiment d'identité à l'égard de nous-mêmes.

(2) or, selon analyse de l'expérience, cette idée ne correspond à rien de réel, car jamais nous ne pouvons extirper l'impression correspondant à cette idée

Comment une série d'impressions diverses peut-elle devenir, être prise pour, un "moi"?


Hume, TNH, I, IV, vi, §5

Quelle est donc la cause qui produit en nous une aussi forte tendance à attribuer l'identité à ces perceptions successives et à admettre que nous possédons l'existence invariable et ininterrompue pendant tout le cours de notre existence? Pour répondre à cette question, nous devons distinguer l'identité personnelle en tant qu'elle touche notre pensée ou notre imagination et cette même identité en tant qu'elle touche nos passions ou l'intérêt que nous prenons à nous-mêmes. La première, c'est notre sujet actuel; pour l'expliquer parfaitement, nous devons prendre la question d'assez loin et rendre compte de l'identité que nous attribuons aux plantes et aux animaux : car il y a beaucoup d'analogie entre cette identité et celle d'un moi ou d'une personne.


L'objection empirique revient à se demander pourquoi on fait passer entre les évènements éparpillés de la vie d'un homme un fil invisible par lequel on les rattache à la même personne. Grâce à ce fil, la personne serait identique à elle-même à travers la diversité des impressions sensibles.

Hume répond que l'idée d'identité (en général) naît d'une confusion, d'une erreur, contre laquelle nous ne pouvons rien faire : en effet, dans notre manière courante de penser, nous confondons facilement deux sortes d'idées pourtant bien différentes.


Hume, TNH, I, IV, vi, §6

Nous avons une idée distincte d'un objet qui reste invariable et ininterrompu à travers une variation supposée du temps; cette idée, nous l'appelons idée d'identité ou du même. Nous avons aussi une idée distincte de plusieurs objets différents qui existent successivement et sont unis les uns aux autres par une relation étroite; cette succession apporte à une vue attentive une notion de diversité aussi parfaite que s'il n'y avait aucune manière de relation entre les objets. Or, bien que ces deux idées d'identité et de succession d'objets reliés soient en elles-mêmes parfaitement distinctes et même contraires, il est pourtant certain que, dans notre manière courante de penser, nous les confondons généralement l'une avec l'autre. L'action de l'imagination, par laquelle nous considérons l'objet ininterrompu et invariable, et celle, par laquelle nous réfléchissons à la succession des objets reliés, sont presque identiques à la conscience; et il ne faut pas beaucoup plus d'effort de pensée dans le deuxième cas que dans le premier. La relation facilite la transition de l'esprit d'un objet à un autre et rend son passage aussi égal que s'il contemplait un seul objet continu. Cette ressemblance est la cause de la confusion et de la méprise et elle nous fait substituer la notion d'identité à celle d'objets reliés. Certes, à un moment, nous pouvons considérer la succession liée comme variable ou interrompue, mais, au suivant, certainement nous lui attribuons une parfaite identité et la regardons comme invariable et ininterrompue.

La ressemblance indiquée ci-dessus nous pousse si fort à cette méprise que nous y tombons avant d'y prendre garde; et, bien que, sans cesse, nous nous corrigions par la réflexion et que nous revenions à une méthode plus soigneuse de penser, nous ne pouvons pourtant pas soutenir longtemps notre philosophie, ou arracher ce penchant de notre imagination. Notre dernière ressource est d'y céder et d'affirmer avec confiance que ces différents objets reliés sont effectivement identiques en dépit de leur interruption et de leur variabilité. Pour justifier à nos yeux cette absurdité, nous imaginons souvent l'existence d'un principe nouveau et inintelligible qui relie les objets les uns aux autres et s'oppose à leur interruption ou à leur variation.

Et nous pouvons noter en outre que, lorsque nous ne créons pas cette fiction, notre tendance à confondre l'identité et la relation est si grande que nous sommes portés à imaginer un quelque chose d'inconnu et de mystérieux qui unisse les parties en sus de leur relation; c'est le cas, je pense, de l'identité que nous attribuons aux plantes et aux végétaux. Et même quand cette imagination n'intervient pas, nous sentons encore une tendance à confondre ces idées, bien que nous soyons incapables de nous satisfaire pleinement sur ce point et que nous ne trouvions rien d'invariable ni d'ininterrompu pour justifier notre notion d'identité.


1) d'un côté, nous avons une idée de diversité, qui nous sert à parler des objets (ou perceptions) qui sont différents, et/ou qui existent successivement, ou qui ont entre eux une relation (même étroite), comme par exemple la ressemblance

2) de l'autre, nous nous servons de l'idée d'identité, qui désigne un seul, un unique objet, malgré les variations qu'il subit.

Pour Hume, nous avons seulement affaire, nous l'avons vu, à des objets ou perceptions différentes, il n'y a jamais aucun objet ou impressions simple et invariable. Ie : si des perceptions (différentes par définition) se suivent l'une l'autre, même si elles se ressemblent, si elles se suivent d'une manière assez stable et constante, on ne devrait pas dire qu'elles forment quelque chose d'identique, mais qu'elles sont une diversité.

Or, que se passe-t-il? Dans le train de la vie quotidienne, nous ne faisons pas assez attention à cette diversité : nous sommes plutôt entraînés à confondre la première idée avec la seconde, à croire que c'est la même chose. (Car nous n'avons ni besoin ni vraiment le temps de réfléchir à ce qui se passe). Ainsi croyons nous facilement et comme irrésistiblement que la succession d'objets ou de perceptions différentes, qui ont entre eux une certaine relation, est en fait un unique objet, invariable, ininterrompu, simple, etc.

Les deux idées ont donc sur l'esprit le même effet : il ne voit pas, psychologiquement, la différence. Pour Hume, nous sommes faits de telle sorte que l'idée de diversité produit sur nous le même effet que celle d'identité : "la relation facilite la transition de l'esprit d'un objet à un autre et rend son passage aussi égal que s'il contemplait un seul objet continu".

Là où réellement nous avons affaire à des objets différents mais reliés entre eux, nous croyons toujours avoir affaire à quelque chose d'identique. Hume parle à ce propos d'un "penchant de l'imagination" : autre façon pour lui de parler de "nature humaine".

Thèse naturaliste : pour lui, nous sommes faits de telle sorte que nous ne pouvons faire autrement que de croire à l'identité. C'est un penchant universel contre lequel nous ne pouvons rien faire. La nature nous impose certaines croyances et il serait vain d'essayer de ne pas les avoir. Mais, c'est de l'ordre de l'inclination, de la croyance, de l'habitude , mais ça ne correspond à rien dans le réel : c'est injustifiable, non rationnel. Seul moyen de dire que ça l'est : ça sert à nous adapter au monde qui nous entoure (sans doute avantage de la sélection naturelle).

   Résumé de l'argumentation :

(1) tout ce dont nous sommes conscients (série de perceptions) est variable et interrompu

(2) mais on pense/croit qu'il y a quelque chose d'autre (la substance) qui demeure invariable et ininterrompu à travers ces changements; les accidents qui sont inhérent à cette substance changent, alors que la substance demeurerait une et la même.

La notion de substance est donc invention car tous les objets que nous considérons comme ayant une identité continue ne sont en réalité rien d'autre que des successions de perceptions reliées entre elles par la ressemblance. La "substance" est inintelligible (car rien n'y correspond) et non nécessaire (car c'est une opération de la pensée qui remplace la fonction de la substance. L'opération consiste en un passage de la pensée le long d'une série de perceptions reliées mais différentes est si régulier et sans effort que nous le confondons avec une vision continue du même objet.

Hume nous explique comment, selon lui, il est possible que nous ayons un sentiment de l'identité qui ne correspond à rien de réel. Mais c'est une explication qui vaut de toute chose en général. Voyons maintenant comment cela peut rendre compte de notre sentiment d'identité personnelle, donc, de l'identité que nous ressentons à l'égard de nous-mêmes.

Comment en venons nous à dire que nous sommes un seul et même homme, que, par exemple, l'adulte que je suis est cet enfant qu'on me montre en en photo, et qui certes, peut me ressembler, mais semble différent de ce que je suis aujourd'hui (au moins par la taille) ? Ou que par exemple que moi qui aujourd'hui déteste les épinards les adorait hier (perceptions différentes), ou moi qui aime Mozart et me rappelle l'avoir toujours adoré, ou qui me rappelle avoir déjà entendu telle musique (perception ressemblante à celle que j'ai actuellement) ? Ou que moi qui ne me rappelle plus où j'étais ni si j'étais à certains moments, suis pourtant une seule et même personne existant de façon continue, et n'ayant pas cessé d'être durant ces intervalles ou oublis ?

Pour Hume, nous ne sommes qu'un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité incroyable… Tous les évènements qui nous arrivent existent de façon discontinue, car elles sont variables, et cessent à chaque moment d'exister, pour laisser place à un autre.

Nous devrions donc avoir de nous-mêmes une idée de diversité et dire que nous sommes multiples, différents à chaque moment, jamais le même. Or, c'est tout le contraire qui se passe : nous avons le sentiment, d'être une seule et même personne tout au long de notre vie. Comment en venons-nous à croire que nous sommes un "moi", une substance?

Hume dit qu'il faut faire appel, certes, à l'imagination, mais aussi à deux des relations naturelles qui servent à l'homme à relier entre elles les perceptions différentes. Ces deux relations sont celles de la ressemblance et celle de la causalité, et tout autant sinon plus que l'imagination, elles font appel à la mémoire.

Comment nos perceptions se ressemblent ?

Nos perceptions nous apparaissent comme ayant un certain lien entre elles, comme étant "reliées" : la différence entre nos perceptions des évènements est à peine sentie.

Cela se passe dans l'esprit, et donc avec l’aide de la mémoire : cela signifie que nous nous souvenons de certaines perceptions passées, qui ont un lien avec les perceptions présentes

Mais cela ne suffit pas à rendre compte du sentiment d'identité que nous avons à l'égard de nous-mêmes. En effet, repartons du fait que nos perceptions, certes semblables, ou ressemblantes, existent de façon discrète et interrompue : on voit bien alors que la ressemblance n'est pas assez, car nous ne nous souvenons pas de tout ce qui arrive. Il y a des vides, des intervalles, au sein de cette relation, si bien que nous ne pouvons pas encore être amené à la prendre pour relation d'identité. Pourtant, il faut bien en rendre compte, il faut trouver ce qui comble les intervalles, car nous disons bien que l'absence de souvenirs ne signifie pas que nous avons cessé d'être dans ce "trou" de la série de perceptions reliées entre elles par lien de ressemblance.

Le lien de causalité

Hume fait alors appel au lien de causalité : c'est lui qui fait tout le travail. 
"Par lien de cause à effet, en effet, nous pouvons faire de la relation encore assez lâche, une unique chaîne causale, un seul et même être persistant à travers le temps. En effet, par cette relation, nous pensons à nous-mêmes comme existant durant les intervalles, pendant moments dont nous ne souvenons pas."

Bref : l'esprit glisse facilement, de nouveau, le long d'une unique chaîne causale, et par là, nous mène à supposer que les "membres" de la chaîne dont nous ne nous souvenons plus ont néanmoins existé durant ces intervalles.

Par suite, on croit qu'on a effectivement affaire à des objets persistants, non à des perceptions variables et discontinues. On est porté à croire que quelque chose "un moi" unit les parties, en plus de la relation.

Hume nous dit que c'est une tendance universelle de la nature humaine, contre laquelle nous ne pouvons pas faire grand-chose. Pour lui, ce qui est impardonnable, c'est que les philosophes présentent comme vérité ce qui n'est que croyance, qu’illusion de l'imagination. Ils ne font que baptiser alors d’un nom savant l’illusion que serait une conscience autonome comme "âme", "moi", "substance".

Conclusion 

La conséquence philosophiquement la plus grave de notre tendance à confondre l’unité et la diversité, est qu’elle nous conduit donc à postuler l’existence d’entités mystérieuses qui seraient le "moi", la "conscience profonde", le "for intérieur".

Ce qui gêne Hume dans les théories substantialistes de la conscience est qu'elles localisent les conditions de l'identité personnelle dans quelque chose d'invérifiable.  Il faudrait pouvoir prouver, pour y adhérer, que âme=substance immatérielle. Mais les preuves sont impossibles à produire.

En montrant que la conscience n'est pas première, mais construite par des procédés, Hume, critique de façon radicale les postulats des philosophies  de la conscience (par exemple : la saisie immédiate de ses propres pensées, le moi qui existerait au-delà des impressions qu'il a). Il démontre que la conscience n'est pas une réalité donnée à priori, mais une construction d'illusion.

La critique par Hume de la substantialité et de la saisie intuitive du moi a deux principes empiriques.
- ce qui existe, ce ne sont que des impressions atomiques différentes et discernables,
- un objet n'est que la somme de ses propriétés construites à partir des impressions

Descartes ne répondrait-il pas à Hume que si nous sommes des collections de qualités changeantes et évanouissantes, sans substance ou moi substantiel sous-jacent, alors, nous ne sommes plus rien du tout (en tout cas, notre vie n'a plus aucun sens, ce n'est plus une vie humaine à proprement parler)

Comment dépasser la contradiction entre les thèses de Descartes et de Hume ?

Est-on obligé d'adhérer à la thèse selon laquelle la référence de toutes nos idées à la première personne « JE » serait un certain moi immatériel, une entité simple 

Comment, autrement que Hume,  peut-on rendre compte du fait que je dise que je suis la même personne que quand j'étais enfant, sans cette mystérieuse substance ? Sans elle, je ne me rappellerais ni les pensées que j'avais enfant, ne ce que j'ai fait : alors, où se trouve de quoi assurer la continuité, si ce n’est pas cette substance ?



Idées particulières et mots généraux : le rôle de la coutume

Voilà un beau paradoxe philosophique : Hume nie que nous ayons des idées générales ou abstraites : ce qu’on appelle un concept n’est rien ! Il n’y a que des idées particulières ou images, et des mots généraux qui les évoquent, mais auxquels ne correspondent pas de représentations générales.

TNT, Livre I, l’entendement, Section VI – les idées abstraites
…Le mot fait surgir une idée individuelle et conjointement une certaine coutume, cette coutume produit toute autre idée individuelle qui peut nous être utile. Mais comme la production de toutes les idées, auxquelles le nom peut s'appliquer, est impossible dans la plupart des cas, nous abrégeons ce travail en limitant notre examen ; et, trouvons-nous, peu d'inconvénients résultent pour notre raisonnement de cet abrègement.

Car c'est l'une des plus extraordinaires circonstances, dans le cas présent, qu'une fois que l'esprit a produit une idée individuelle, sur laquelle nous raisonnons, la coutume conjointe, éveillée par le mot abstrait ou général, suggère promptement une autre idée individuelle, s'il se trouve que nous formions un raisonnement qui ne s'accorde pas avec celle-ci. Ainsi, si nous mentionnons le mot triangle et formons l'idée d'un triangle équilatéral particulier pour lui correspondre et qu'ensuite nous affirmions que les trois angles d'un triangle sont égaux entre eux, les autres idées individuelles de triangles scalènes et de triangles isocèles, que nous négligions d'abord, s'assemblent aussitôt en nous et nous font voir la fausseté de cette proposition, en dépit de sa vérité à l'égard de l'idée que nous avions d'abord formée. Si l’esprit ne suggère pas toujours ces idées en temps voulu, c’est une conséquence de quelque imperfection de ses facultés ; et des semblables imperfections sont souvent causes d’erreurs de raisonnements et de sophismes. Mais cela se produit surtout pour les idées abstruses et complexes. Dans les autres cas, la coutume est plus complète et il est rare que nous tombions dans de pareilles erreurs.

Oui, si complète est la coutume que la même idée exactement peut être liée à plusieurs mots différents et employée en des raisonnements différents sans crainte de méprise. Ainsi l’idée d’un triangle équilatéral haut d’un pouce peut nous servir à parler d’une figure, d’une figure rectiligne, d’une figure régulière, d’un triangle et d’un triangle équilatéral. Donc, dans cet exemple, tous ces termes s’accompagnent de la même idée ; mais, come on a l’habitude de les employer avec plus ou moins d’étendue, ils éveillent leur habitude propre et, par là, ils mettent l’esprit en état de veiller à ce que ne soit formée aucune conclusion contraire au idées ordinairement comprises sous eux.

Avant que ces habitudes ne soient devenues entièrement parfaites, l’esprit peut sans doute ne pas se contenter de former l’idée d’un seul objet individuel, et il peut passer sur plusieurs idées pour se faire comprendre sa propre intention et l’étendue de la collection qu’il veut exprimer par le terme général.
Pour fixer le sens du mot figure, nous pouvons rouler dans notre esprit les de cercles , carrés, parallélogrammes, triangles de différentes tailles et proportions et ne pas nous fixer sur une seule image ou idée. Quoi qu'il en soit, il est certain que nous formons l'idée d'êtres individuels chaque fois que nous employons un terme général ; que, rarement ou jamais, nous ne pouvons épuiser ces cas individuels ; et que ceux qui restent sont seulement représentés par cette habitude, qui nous permet de les rappeler, chaque fois que l'exigent les circonstances du moment. Telle est donc la nature de nos idées abstraites et de nos termes généraux ; et c’est de cette manière que nous expliquons le paradoxe précédent, que les idées sont particulières par leur nature et générales par ce qu’elles représentent. Une idée particulière devient générale quand on l'unit à un terme général ; c'est-à-dire, à un terme qui, par conjonction habituelle, a rapport à de nombreuses autres idées particulières et les rappelle promptement dans l'imagination.