vendredi 19 avril 2013

Art & liberté


Extraits de textes


Platon : L'art n'est qu'imitation et illusion 

Dans La République, Platon bannit la poésie de la cité idéale. Sur quoi est fon­dée cette exclusion ? Sur l'idée que la poésie est génératrice d'illusion, tout comme la peinture. Dans ce texte, Socrate dialogue avec Glaucon.

- Ces lits ne se présentent-ils pas sous trois formes ? l'une qui est la forme naturelle1 et dont nous pouvons dire, je crois, que Dieu est l''auteur, autrement qui serait-ce?

- Ce ne peut être que lui, à mon avis.

- Puis une deuxième, celle du menuisier.

- Oui, dit-il.

- Et une troisième, celle du peintre, n'est-ce pas?

- Soit.

- Ainsi peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à trois espèces de lit.

- Oui, trois.

- Ce que le peintre se propose d'imiter, est-ce, à ton avis, cet objet unique même qui est dans la nature, ou est-ce que ce sont les ouvrages des arti­sans?

- Ce sont les ouvrages des artisans, dit-il. (…)

- Maintenant considère ceci. Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet ? Est-ce de représenter ce qui est tel qu'il est, ou ce qui paraît tel qu'il paraît ; est-ce l'imitation de l'apparence 3 ou de la réalité ?

- De l'apparence, dit-il.

- L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai4, et, s'il peut tout exécuter, c'est, semble-t-il, qu'il ne touche qu'une petite partie de chaque chose, et cette partie n'est qu'un fantôme. Nous pouvons dire, par exemple, que le peintre nous peindra un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan, sans connaître le métier de chacun d'eux; il n'en fera pas moins, s'il est bon peintre, illusion aux enfants et aux ignorants, en peignant un charpentier et en le montrant de loin, parce qu'il lui aura donné l'apparence d'un char­ pentier véritable.

PLATON, LA REPUBLIQUE, LlVRE X, p. 86, 87, 88 © LES BELLES-LETTRES.


1. l.a forme naturelle: il s'agit ici du lit ori­ginel, de l'essence même du lit, de l'Idée du lit. Cette essence du lit, c'est Dieu qui l'a fabriquée.

2. Ce qui est, tel qu'il est l'être véritable, ce qui est du domaine de l'essence.

3. L'apparence : l'aspect du réel qui nous trompe, par opposition au réel, à la réalité véritable. Ce qu'imite l'artiste, ce n'est pas la réalité qu'est l'Idée, mais bien une ap­parence sensible.

4.Vrai : ici, l'Idée, l'essence.

Platon : L'inspiration 

Socrate s'adresse à Ion, dont le métier est de dire des poèmes écrits par d'autres. Est posé, dans ce texte, le problème fameux de l'inspiration artistique. Aux yeux de Platon, ce n'est pas de sang- froid que l'artiste travaille, mais par suggestion divine. Cf. ce que dit Kant, à propos du génie. 

C'est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n'est pas en état de créer avant d'être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n'avoir plus son esprit en lui-même ; tant qu'il garde la faculté de raison, tout être humain est incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles.

Par suite, comme ce n'est point en vertu d'une technique1 qu'ils font oeuvre de poètes en disant tant de belles choses sur les sujets qu'ils traitent, comme toi pour Homère, mais par un privilège divin2,  chacun d'eux n'est capable de composer avec succès que dans le genre où il est poussé par la Muse : l'un dans les dithyrambes,  l'autre dans les éloges ; celui-ci dans les hypor­chèmes, celui-là dans l'épopée  ; tel autre dans les iambes ; dans le reste, chacun d'eux est médiocre. Car ce n'est point par l'effet d'un art qu'ils par­lent ainsi, mais par un privilège divin, puisque, s'ils savaient, en vertu d'un art, bien parler sur un sujet, ils le sauraient aussi pour tous les autres.

Et si la Divinité leur ôte la raison, en les prenant pour ministres, comme les prophètes et les devins inspirés, c'est pour nous apprendre à nous, les auditeurs

1. Technique : ensemble de règles de production particulières au genre

2. Par un privilège divin : un don divin, une grâce des Dieux. le "Don divin" s'oppose à la science, "episteme". Prophètes, devins, poètes, possèdent ce don, donc devins et inspirés.




Aristote : Imiter pour apprendre, se donner du plaisir par la surprise

CHAPITRE III
Différentes sortes de poésie selon la manière d'imiter.

I. La troisième différence consiste dans la manière d'imiter chacun de ces êtres. En effet, il est possible d'imiter le même objet, dans les mêmes circonstances, tantôt sous forme de récit et en produisant quelque autre personnage, comme le fait Homère, ou bien le personnage restant le même, sans qu'on le fasse changer, ou encore de telle façon que les sujets d'imitation soient présentés agissant et accomplissant tout par eux-mêmes.
L'imitation comporte donc les trois différences que voici, comme nous l'avons dit en commençant : les circonstances où elle a lieu, son objet, son procédé.
Par l'une, Sophocle est un imitateur dans le même sens qu'Homère, car tous deux imitent des êtres meilleurs ; par la seconde, il l'est dans le même sens qu'Aristophane, car tous deux imitent en mettant leurs personnages en action.

II. De là le nom de drames (δράματα), donné à leurs oeuvres, parce qu'ils imitent en agissant (δρῶντες).
De là vient aussi que les Doriens revendiquent la tragédie et la comédie, les Mégariens, la comédie, ceux de ce pays alléguant que celle-ci est née sous le règne du gouvernement démocratique, et ceux de Sicile par la raison que le poète Épicharme était originaire de cette île et vivait bien avant Chionide et Magnès.

III. La comédie est revendiquée aussi par ceux du Péloponnèse, qui se fondent sur un indice fourni par les noms ; car ils allèguent que chez eux village se dit κώμα, et chez les Athéniens dème ; de sorte que les comédiens sont appelés ainsi non pas du mot κωμάζειν (railler), mais de ce que, repoussés avec mépris hors de la ville, ils errent dans les villages. Ils ajoutent que agir se dit chez eux δρᾶν, et chez les Athéniens πράττειν.

IV. Voilà pour le nombre et la nature des différences que comporte l'imitation.


CHAPITRE IV
Origine de la poésie, - Divisions primitives de la poésie. Epopée ; poésie ïambique (ou satirique). - Origine de la tragédie et de la comédie. - Premiers progrès de la tragédie.

I. Il y a deux causes, et deux causes naturelles, qui semblent, absolument parlant, donner naissance à la poésie.

II. Le fait d'imiter est inhérent à la nature humaine dès l'enfance; et ce qui fait différer l'homme d'avec les autres animaux, c'est qu'il en est le plus enclin à l'imitation : les premières connaissances qu'il acquiert, il les doit à l'imitation, et tout le monde goûte les imitations.

III. La preuve en est dans ce qui arrive à propos des oeuvres artistiques ; car les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en contempler l'exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des bêtes les plus viles et celles des cadavres.

IV. Cela tient à ce que le fait d'apprendre est tout ce qu'il y a de plus agréable non seulement pour les philosophes, mais encore tout autant pour les autres hommes ; seulement ceux-ci ne prennent qu'une faible part à cette jouissance.

V. Et en effet, si l'on se plaît à voir des représentations d'objets, c'est qu'il arrive que cette contemplation nous instruit et nous fait raisonner sur la nature de chaque chose, comme, par exemple, que tel homme est un tel ; d'autant plus que si, par aventure, on n'a pas prévu ce qui va survenir, ce ne sera pas la représentation qui produira le plaisir goûté, mais plutôt l'artifice ou la couleur, ou quelque autre considération.

VI. Comme le fait d'imiter, ainsi que l'harmonie et le rythme, sont dans notre nature (je ne parle pas des mètres qui sont, évidemment, des parties des rythmes), dès le principe, les hommes qui avaient le plus d'aptitude naturelle pour ces choses ont, par une lente progression, donné naissance à la poésie, en commençant par des improvisations.

VII. La poésie s'est partagée en diverses branches, suivant la nature morale propre à chaque poète. Ceux qui étaient plus graves imitaient les belles actions et celles des gens d'un beau caractère; ceux qui étaient plus vulgaires, les actions des hommes inférieurs, lançant sur eux le blâme comme les autres célébraient leurs héros par des hymnes et des éloges.

VIII. Des poètes antérieurs à Homère, il n'en est aucun dont nous puissions citer une composition dans le genre des siennes ; mais il dut y en avoir un grand nombre. A partir d'Homère, nous pouvons en citer ; tels, par exemple, son Margitès et d'autres poèmes analogues, parmi lesquels le mètre ïambiques prit aussi une place convenable ; et même on l'appelle aujourd'hui l'iambe parce que c'est dans ce mètre que l'on s'ïambisait mutuellement (que l'on échangeait des injures).

IX. Parmi les anciens, il y eut des poètes héroïques et des poètes ïambiques. Et, de même qu'Homère était principalement le poète des choses sérieuses (car il est unique non seulement comme ayant fait bien, mais aussi comme ayant produit des imitations propres au drame), de même il fut le premier à faire voir les formes de la comédie, en dramatisant non seulement le blâme, mais encore le ridicule ; en effet, le Margitès est aux comédies ce que l'Iliade et l'Odyssée sont aux tragédies.

X. Dès l'apparition de la tragédie et de la comédie, les poètes s'attachant à l'une ou à l'autre, suivant leur caractère propre, les uns, comme auteurs comiques remplacèrent les poètes ïambiques, et les autres, comme monteurs de tragédies, remplacèrent les poètes épiques, parce qu' il y a plus de grandeur et de dignité dans cette dernière forme que dans l'autre.

XI. Pour ce qui est d'examiner si la tragédie est, ou non, dès maintenant, en pleine possession de ses formes, à la juger en elle-même ou par rapport à la scène, c'est une question traitée ailleurs (13).

XII. Ainsi donc, improvisatrice à sa naissance, la tragédie, comme la comédie, celle-ci tirant son origine des poèmes dithyrambiques, celle-là des poèmes phalliques, qui conservent, encore aujourd'hui, une existence légale dans un grand nombre de cités, progressa peu à peu, par le développement qu'elle reçut autant qu'il était en elle.

XIII. Après avoir subi de nombreuses transformations (14) , la tragédie y a mis un terme, puisqu'elle avait revêtu sa forme naturelle (15).

XIV. Vint ensuite Eschyle qui, le premier, porta le nombre des acteurs de un à deux, amoindrit la fonction du choeur et donna le premier rôle au discours parlé. Sophocle institua trois acteurs et la mise en scène.

XV. Quant à l'importance de la tragédie, partie de fables légères et d'un langage plaisant ; vu le caractère satirique de son origine, elle mit du temps à prendre de la gravité, et son mètre, de tétramètre, devint ïambique ; car, primitivement, on employait le tétramètre, attendu que cette forme poétique est celle de la satire et plus propre à la danse. Puis, lorsque vint le langage parlé (16), la nature trouva elle-même le mètre qui lui convenait ; car le mètre le plus apte au langage, c'est l'ïambe ; et la preuve, c'est que, dans la conversation, nous frisons très souvent des ïambes, des hexamètres rarement et seulement lorsque l'on quitte le ton de la conversation.

XVI. Puis on parle encore de quantité d'épisodes et des autres accessoires destinés à orner chaque partie. Ainsi donc voilà tout ce que nous avions à dire là-dessus, car ce serait assurément une grande affaire que de nous arrêter à chaque détail en particulier.


(13) Cp. le chapitre XXVI et dernier.

(14) Résumé d'une note de G. Hermann. - 1ère forme de la tragédie : La tragédie est issue de ceux qui chantaient le dithyrambe. - 2e forme : Improvisations satiriques. - 3e : Thespis, inventeur du drame tragique, comportant un personnage unique qui dialoguait avec le choeur. - 4e : Phrynichus, disciple de Thespis, introduit les personnages de femmes. - 5e : Pralinas, de Phlionte, inventeur du drame satirique. - 6e : Eschyle produit un second personnage ; mise en scène plus brillante plus grande place donnée au mètre ïambique, au détriment du chant chorique. - 7e : Sophocle institue un troisième personnage et ajoute encore à l'éclat de la mise en scène. - 8e : Introduction d'un quatrième personnage, ce qu'on appelait paraxoreghma

(15) Traduction de M. Egger : "La tragédie se développa peu à peu, l'art du poète aidant à ses progrès naturels, et elle ne cessa de se transformer que lorsqu'elle eut trouvé son propre génie".

(16) Lorsque le monologue, puis le dialogue, ne fut plus exclusivement chanté.




Kant : Le génie 

Ce texte se trouve dans la Déduction des jugements esthétiques purs. Il propose des considérations sur la notion de « génie», parmi d'autres considérations sur les beaux-arts. 

I1 est facile maintenant de comprendre ce qui suit:

1. Le génie1est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle2 déterminée, et non pas l'habileté qu'on peut montrer en faisant ce qu'on peut apprendre suivant une règle ; par conséquent l'originalité est sa première qualité.

2. Comme il peut y avoir des extravagances originales, ses productions doivent être des modèles, elles doivent être exemplaires 3 et, par conséquent originales elles-mêmes; elles doivent pouvoir être proposées à l'imitation, c'est-à-dire servir de mesure ou de règle d'appréciation.

3. Il ne peut lui-même décrire ou montrer scientifiquement comment il accomplit ses productions, mais il donne la règle par une inspiration de la nature et ainsi l'auteur d'une production, en étant redevable à son génie, ne sait pas lui-même comment les idées s'en trouvent en lui; il n'est pas en son pouvoir d'en former de semblables à son gré et méthodiquement et de communiquer aux autres des préceptes qui les mettent en état d'accomplir de semblables producùons. (C'est pour cela sans doute que le mot génie a
été tiré du mot genius, qui signifie l'esprit particulier qui a été donné à un homme à sa naissance, qui le protège, le dirige et lui inspire des idées ori­ginales.)

KANT, CRITIQUE DU JUGEMENT, p. 253, LAGRANGE 


1. Définition conforme à l'étymologie 

2. Règle : norme indiquant la marche à suivre

3. Exemplaires : les productions du génie fournissent des exemples, des modèles, elles sont imitées en tant que modèles (par exemple, Les Fleurs du Mal seront des mo­dèles pour le Parnasse, le Symbolisme, etc.).

4. Il donne la règle par une inspiration de la nature : ily a, dans le génie, un élément na­ turel, un don inné, quelque chose de spon­ tané, fournissant règles et normes.


Hegel : L'art est l'esprit se prenant pour objet 

Ces lignes sont extraites des cours d'Esthétique de Hegel, qui s'attache à l'art, révélant la vérité sous une forme sensible. Aussi l'art, qui ne transcende pas tota­lement cette forme empirique, va-t-il se dépasser dans la religion et la philosophie. 

On accordera d'abord que l'esprit a la faculté de se considérer lui-même, de se prendre consciemment, lui et tout ce qui procède de lui, comme objet de pensée1 car la pensée constitue justement la nature essentielle la plus intime de l'esprit. Quand il se pense ainsi consciemment, lui et ses créa­tions, l'esprit, quels que soient la liberté et l'arbitraire que comportent ces créations, pourvu qu'il y soit vraiment immanent, se conduit conformément à sa nature. 

Or l'art et ses œuvres, dans la mesure où elles sont jaillies de l'esprit et produites par lui, sont eux-mêmes de nature spirituelle, quoique leur représentation implique l'apparence2 du sensible et insère le sensible dans l'esprit. A cet égard, l'art se rapproche déjà plus de l'esprit et de la pensée que la nature extérieure, qui est étrangère à l'esprit; les créations de l'art lui sont apparentées. 

Et s'il est vrai que les créations de l'art ne sont pas des pensées et des concepts3 4 5 , mais un déploiement extérieur du concept , une aliénation qui le porte vers le sensible, le pouvoir de l'esprit pensant ne consiste pas seu­lement sans doute à se saisir sous la forme qui lui est propre, c'est-à-dire la pensée, mais aussi à se reconnaître sous ce revêtement du sentiment et de la sensibilité, à s'appréhender dans ce qui est autre que lui et pourtant à lui, en faisant une pensée de cette forme aliénée et en la ramenant ainsi à lui- même. 

HEGEL. Esthétique, p. 20, PUF, 1995. 


1. Pensée : désigne ici l'activité intellectuelle rationnelle et consciente. 

2. Apparence (du latin apparere, se montrer manifestement) :ce qui apparaît au sujet dans ­ la représentation.Aux yeux de Hegel­ l'apparence n'est jamais vraiment trompeuse. Elle est l'expression de l'essence.

3. Des concepts : ici, notions intellectuelles issues de l'entendement el permettant d'appréhender les objets. 

4. Du concept : ils'agit du sens hégélien du terme: l'esprit vivant de la réalité, la notion dynamique se développant dans Je réel. 

5.  Une aliénation: l'aliénation désigne le fait de devenir autre que soi, de se séparer de soi. Ici l'esprit et le concept deviennent autres qu'eux-mêmes en se moulant dans la forme du sensible. La notion d'aliénation exprime toujours la chute dans l'altérité.



Friedrich Nietzsche : promesse, oubli et mémoire


DEUXIÈME DISSERTATION1
La «faute», la "mauvaise conscience" et ce qui leur ressemble

Élever un animal qui puisse promettre, n'est-ce pas là cette tâche paradoxale que la nature s'est donnée à propos de l'homme? N'est-ce pas là le problème véritable de l'homme ?..

Que ce problème soit résolu dans une large mesure, voilà qui ne laissera pas d'étonner celui qui sait bien quelle force s'y oppose: la force de l'oubli. L'oubli n'est pas une simple vis inertiae 2, comme le croient les esprits superficiels, c'est bien plutôt une faculté d'inhibition active, une faculté positive dans toute la force du terme ; grâce à lui toutes nos expériences, tout ce que nous ne faisons que vivre, qu'absorber, ne devient pas plus conscient, pendant que nous le digérons (ce qu'on pourrait appeler assimilation psychique), que le processus multiple de la nutrition phy­sique qui est une assimilation par le corps. Fermer tempo­rairement les portes et les fenêtres de la conscience ; nous mettre à l'écart du bruit et de la lutte que mène le monde souterrain de nos organes, tantôt l'un pour l'autre, tantôt l'un contre l'autre; faire un peu de silence, de table rase dans notre conscience pour laisser la place à du nouveau, surtout aux fonctions et aux fonctionnaires plus nobles, pour pouvoir gouverner, prévoir, décider à l'avance (car notre organisme est une vraie oligarchie), voilà l'utilité de l'oubli, actif, comme je l'ai dit, sorte d'huissier, gardien de l'ordre psychique, de la tranquillité, de l'étiquette : on voit aussitôt pourquoi sans oubli il ne pourrait y avoir ni bonheur, ni sérénité, ni espoir, ni fierté, ni présent.

 L'indi­vidu chez qui cet appareil d'inhibition est endommagé et ne fonctionne plus peut être comparé à un dyspeptique 3 (et non seulement comparé), il n'« en finit » jamais avec rien... Eh bien cet animal nécessairement oublieux, pour qui l'ou­bli représente une force, la condition d'une santé robuste, a fini par acquérir une faculté contraire, la mémoire, à l'aide de laquelle, dans des cas déterminés, l'oubli est sus­pendu - à·savoir dans les cas où il s'agit de promettre : il ne s'agit nullement là de l'impossibilité purement passive de se délivrer d'une impression du passé, nullement d'une indigestion causée par une parole donnée, dont on n'arrive pas à se débarrasser, mais bien d'une volonté active de ne pas se délivrer, d'une volonté qui persiste à vouloir ce qu'elle a une fois voulu, à proprement parler d'une mémoire de la volonté: si bien qu'entre le «je veux", le «je ferai" ini­tial et cette véritable décharge de la volonté qu'est l'accom­plissement de l'acte, tout un monde de choses nouvelles ou étrangères, de faits et même d'actes volontaires peut très bien s'intercaler sans rompre la longue chaîne de la volonté. 

Mais que de conditions cela n'exige-t-il pas! Pour pouvoir à ce point disposer à l'avance de l'avenir, combien l'homme a-t-il dû d'abord apprendre à séparer le nécessaire du contingent, à penser sous le rapport de la causalité, à voir le lointain comme s'il était présent et à l'anticiper, à voir avec certitude ce qui est but et ce qui est moyen pour l'atteindre, à calculer et à prévoir - combien l'homme lui-même a-t-il dû d'abord devenir prévisible, régulier, nécessaire, y compris dans la représentation qu'il se fait de lui-même, pour pouvoir finalement, comme le fait quelqu'un qui promet, répondre de lui-même comme avenir.

1. La Généalogie de la Morale est composée de trois dissertations. La première porte le titre: «Bon et méchant», «Bon et mauvais"; la troi­sième : "Que signifient les idéaux ascétiques"


2. Force d'inertie.

3.  Qui souffre  de troubles digestifs.




Sartre :  Qu'est-ce que la littérature ?

I1 y a le vert, il y a le rouge, c'est tout ; ce sont des choses, elles existent par elles-mêmes. Il est vrai qu'on peut leur conférer par convention la valeur de signes. Ainsi parle-t-on du langage des fleurs Mais si après accord, les roses blanches signifient pour moi « fidélité », c'est que j'ai cessé de les voir comme roses : mon regard les traverse pour viser au-delà d'elles cette vertu abstraite ; je les oublie, je ne prends pas garde à leur foisonnement mousseux, à leur doux parfum croupi ; je ne les ai même pas perçues. Cela veut dire que je ne me suis pas comporté en artiste.

Pour l'artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au suprême degré ; il s'arrête à la qualité du son ou de la forme, il y revient sans cesse et s'en enchante ; c'est cette couleur-objet qu'il va transporter sur sa toile et la seule modification qu'il lui fera subir c'est qu'il la transformera en objet imaginaire. Il est donc le plus éloigné de considérer les couleurs et les sons comme un langage. Ce qui vaut pour les éléments de la création artistique vaut aussi pour· leurs combinaisons : le peintre ne veut pas tracer des signes sur la toile, il veut créer une chose »


Bachelard : L'imaginaire et la fonction de l'irréel 

Dans cet ouvrage, Bachelard étudie les images de la terre, dont la matière est si riche. Il montre que c'est l'imagination qui va au fond des choses. Selon la définition ordinaire, l'ima­gination est la fonction de combi­naison des images du réel.  En réalité, l'imagination est créa­trice : elle correspond à la fonction de l'irréel. Dépassant le réel, l'imagination créatrice est seule digne de s'appeler imagination.

Pour le philosophe réaliste1 comme pour le commun des psychologues, c'est la perception2 des images qui détermine les processus de l'imagination. Pour eux, on voit les choses d'abord, on les imagine ensuite ; on combine, par l'imagination, des fragments du réel perçu, des souvenirs du réel vécu, mais on ne saurait atteindre le règne d'une imagination foncièrement créa­trice. Pour richement combiner, il faut avoir beaucoup vu. Le conseil de bien voir, qui fait le fond de la culture réaliste, domine sans peine notre para­doxal conseil de bien rêver, de rêver en restant fidèle à l'onirisme des arché­types3 qui sont enracinés dans l'inconscient humain.

Nous allons cependant[...] réfuter cette doctrine nette et claire et essayer, sur le terrain qui nous est le plus défavorable, d'établir le caractère primitif, le caractère  psychiquement fondamental de l'imagina­tion créatrice. Autrement dit, pour nous, l'image perçue et l'image créée sont deux instances psychiques très différentes et il faudrait un mot spécial pour désigner l'image imaginée. Tout ce qu'on dit dans les manuels sur l'imagi­nation reproductrice doit être mis au compte de la perception et de la mémoire. 

 L'imagination créatrice a de tout autres fonctions que celles de l'imagination reproductrice. À elle appartient cette fonction de l'irréel4 qui est psychiquement aussi utile que la fonction du réel si souvent évoquée par les psychologues pour caractériser l'adaptation d'un esprit à une réalité estam­pillée par les valeurs sociales. Précisément cette fonction de l'irréel retrou­vera des valeurs de solitude. La commune rêverie en est un des aspects les plus simples. Mais on aura bien d'autres exemples de son activité si l'on veut bien suivre l'imagination imaginante dans sa recherche d'images ima­ginées.

G. BACHELARD, LA TERRE ET LES REVERIES DE LA VOLONTÉ, p. 3, CORTI, 1947.


1. Le philosophe réaliste: ici, celui qui s'at­ tache essentiellement à l'objet, sans prendre en compte le sujet dans sa richesse créatrice.

2. La perception : représentation des objets externes de la réalité.

3. Onirisme des archétypes: vision, comme dans un rêve, des images et symboles qui forment un fond commun à l'humanité. Allusion aux théories de Jung (1875-1961), disciple de Freud (qui se sépare de lui en 1913), sur l'inconscient collectif.

4. L'irréel: ce qui transcende toute réalité donnée et concerne le pôle de la pensée se situant au-delà des faits.



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