mercredi 24 octobre 2012

La peur de la liberté : dominer ou servir



Texte A : Cyrano de Bergerac, Les états et empires du soleil (1662)


Une perdrix nommée Guillemette la Charnue, blessée par la balle d'un chasseur, a demandé

devant un tribunal réparation « à l’encontre du genre humain>>. '

Plaidoyer fait au Parlement des oiseaux, les Chambres assemblées,

contre un animal accusé d'être homme.



« (..). Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention1 de laquelle nos divins esprits sont capables.

Le nœud de l'affaire consiste à savoir si cet animal est homme et puis en cas que nous avérions2 qu'il le soit, si pour cela il mérite la mort. Pour moi, je ne fais point de difficultés qu'il ne le soit, premièrement, par un sentiment d'horreur dont nous nous sommes tous sentis sai si s à sa vue sans en pouvoir dire la cause ; secondement, en ce qu'il rit comme un fou; troisièmement en ce qu'il pleure comme un sot; quatrièmement, en ce qu'il se mouche comme un vilain3;cinquièmement, en ce qu'il est plumé comme un galeux; sixièmement, en ce qu'il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu'il n'a pas l'esprit de cracher ni d'avaler; septièmement, et pour conclusion, en ce qu'il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n'en fait qu'une attachée, comme s'il s'ennuyait d'en avoir deux libres; se casse les deux jambes par la moitié, en sorte qu'il tombe sur ses gigots; puis avec des paroles magiques qu'il bourdonne, j'ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu'il se relève après aussi gai qu'auparavant. Or, vous savez, Messieurs, que de tous les animaux, il n'y a que l'homme seul dont l'âme soit assez noire pour s'adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si, pour être homme, il mérite la mort. Je pense, Messieurs, qu'on n'a jamais révoqué en doute que "toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société : si je prouve que l’homme semble n'être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu'en allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage. C’est l'égalité; mais l'homme ne la saurait endurer éternellement il se rue sur nous pour nous manger. il se fait accroire que nous n'avons été faits que pour lui; il prend pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas avouer à ses maîtres, les aigles, les condors et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés. Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d'espèce, puisqu'entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants? Encore est-ce un droit imaginaire que cet(empire dont ils se flattent; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C'est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu'ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme s'ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l'eau, dans l'air, dans le feu, sous la terre. »





Texte B:Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1796)



Un vieillard s'adresse aux Tahitiens (Otaïtiens) pour les mettre en garde contre l'arrivée des colons français.

«Pleurez, malheureux Otaïtiens, pleurez;mais que ce soit de l'arrivée et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants. Un jour., vous les connaîtrez mieux. Un jour ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pencj au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagance et et à leurs vices. Un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console.

je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. Ô Otaïtiens ! ô mes amis! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent.» Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta:« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte prompte­ ment ton vaisseau de notre rive: nous sommes innocents, nous sommes heureux, et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature, et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous, et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous, et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras, tu es devenu féroce entre tes leurs. Elles ont commencé à se haïr; vous vous êtes égorgés pour elles, et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres, et voilà que tu as enfoui dans notre terre te titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon. Qui es-tu donc pour faire des esclaves? Orou, toi qui entends ta tangue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me t'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi! et pourquoi? parce que tu y as mis le pied ! Siun Otaïtien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants d'Otaïti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort, et qu'est-ce que cela fait? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé; et dans te même instant tu as projeté au fond de ton cœur te vol de toute une contrée! Tu n'es pas esclave, tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir! Tu crois donc que l'Otaïtien ne sait pas défendre sa liberté et mourir? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, I'Otaïtien est ton frère; vous êtes deux enfants de la nature; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi? Tu es venu; nous sommes-nous jetés sur ta personne? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux? Nous avons respecté notre image en toi Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que tes tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus?»


Texte C: Extrait de Jean-Claude Carrière la Contreverse de Valladolid (1992)

En 1550, un légat du pape doit décider si les Indiens sont des hommes libres ou une race inférieure. Sepulveda, fin lettré, défend l'esclavage alors que Las Casas, prêtre qui a vécu dans le Nouveau Monde, s'indigne du sort réservé aux indigènes.

Le cardinal, qui n'a pas interrompu le dominicain, semble attentif à cette argumentation nouvelle, qui s'intéresse aux coutumes des peuples. Il fait remarquer qu'il s'agit là d'un terrain de discussion des plus délicats, où nous risquons d'être constamment ensorcelés par l'habitude, prise depuis l'enfance, que nous avons de nos propres usages, lesquels nous semblent de ce fait très supérieurs aux usages des autres.

Sauf quand il s'agit d'esclaves-nés, dit le philosophe. Car on voit bien que les Indiens ont voulu presque aussitôt acquérir nos armes et nos vêtements.

·Certains d'entre eux, oui sans doute, répond le cardinal. Encore qu'il soit malaisé de distinguer, dans leurs motifs, ce qui relève d'une admiration sincère ou de la simple flagornerie. Quelles autres marques d'esclavage naturel avez-vous relevées chez eux?

Sepulveda prend une liasse de feuillets et commence une lecture faite à voix plate, comme un compte rendu précis, indiscutable:

- Ils ignorent l'usage du métal, des armes à feu et de la roue. Ils portent leurs fardeaux sur le dos comme des bêtes, pendant de longs parcours. Leur nourriture est détestable, semblable à celle des animaux. Ils se peignent grossièrement le corps et adorent des idoles affreuses. Je ne reviens pas sur les sacrifices humains, qui sont la marque la plus haïssable, et la plus offensante à Dieu, de leur état.

Las Casas ne parle pas pour le moment. Il se contente de prendre quelques notes. Tout cela ne le surprend pas.

- J'ajoute qu'on les décrit stupides comme nos enfants ou nos idiots. Ils changent très fréquemment de femmes, ce qui est un signe très vrai de sauvagerie. Ils ignorent de toute évidence la noblesse et l'élévation du beau sacrement du mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre. Ils ignorent aussi ta nature de l'argent et n'ont aucune idée de ta valeur respective des choses. Par exempte, ils échangeaient contre de l'or le verre cassé des barils.

-Eh bien? s'écrie las Casas. Parce qu'ils n'adorent pas l'or et l'argent au point de leur sacrifier corps et âmes, est-ce une raison pour les traiter de bêtes ? N'est-ce pas plutôt le contraire?

©Éditions Plon-Perrin

1. contention: effort, application.

2. avérer: reconnaître la vérité d'une chose; savoir, comprendre quelque chose avec exactitude.

3. vilain: paysan.

4. manutention: maintien

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MICROMEGAS   CHAPITRE 7 

Conversation avec les hommes 


«0 atomes intelligents, dans qui l'Être éternel s'est lu à manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe; car, ayant si peu de matière et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser, c'est la véritable vie des esprits. je n'ai vu nulle part le vrai bonheur, mais il est ici sans doute.» 

À ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête; et l'un d'eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l'on en excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés 1 , tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux. 

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- Ah, malheureux! s'écria le Sirien avec indigna­tion, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée l Il me prend envie de faire trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d'assassins ridicules. - Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ·ans il ne reste jamais la centième partie de ces misérables ; sachez que, quand même ils n'auraient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue ou l'in­tempérance 3 les emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut punir : ce sont ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d'un mil­ lion d'hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement 4 » 

1. Allusion à la guerre continue que se livrèrent au xvm• siècle la Turquie ( "turbans" ) , la Russie et l'Autriche ( " chapeaux" ). 

2. L'étymologie de Tsar, en russe, est César. 

3. Excès de table - nourriture et surtout boisson -faits au cours des pillages. 

4. Allusion à la pratique, après une bataille, du Te Deum, hymne de remerciement adressé au bon Dieu. Voltaire s'en moque dans Candide.

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